mardi 24 avril 2012

Gens de France et d'ailleurs, de Jean Teulé

Jean Teulé, je le suis depuis des années. Sa carrière croise régulièrement mes envies et aspirations.
Nous sommes à la fin des années 80. Je le découvre lors de sa participation à l'émission de Bernard Rapp, l'Assiette Anglaise. C'est le seul chroniqueur dont je me rappelle (Christine Bravo y serait aussi passée... un déni de ma part ?). J'aimais son style un décalé (à vrai dire, je lui trouvais un petit air de Jacky du Club Dorothée), son humour très particulier et ses reportages qui ne ressemblaient à aucun autre. A vrai dire, je ne me rappelle que de deux sujets: un sujet très WTF dans lequel Anne Zamberlan , sur une voie de chemin de fer désaffectée, faisait des bulles de savon géantes, et un autre, sur une vieille dame morte seule dans son appartement et retrouvée momifiée des mois plus tard. Je me souviens d'un joli reportage, drôle et poétique, mais aussi interpelant dans sa manière subtile de mettre en évidence la solitude effrayante de cette femme... la Teulé's touch, en fait.
Ensuite, comme beaucoup de ma génération, ce sont les années Canal, l'esprit Canal, les Guignols, les délires d'Antoine De Caunes et José Garcia et NPA, quand ces initiales renvoyaient à Nulle Part Ailleurs et pas au Nouveau Parti Anticapitaliste de Philippe Poutou. Parmi les multiples chroniqueurs, un certain Jean Teulé qui propose deux séquences très amusantes: les questions gentilles/questions vaches, posées par des quidams aux invités, et les petits bonheurs/petits malheurs, petites capsules d'anecdotes diverses, dont une mettant en scène son pote Charlie Schlingo, reprise dans la belle biographie que Teulé lui a consacré avec Florence Cestac.
Ensuite, Teulé disparaît de mon radar pendant plusieurs années. L'amateur de bande dessinée ultra-classique que je suis à l'époque ignore tout de son activité au sein de l'écho des Savanes ou (A Suivre). J'ignore même qu'il reçoit le prix du meilleur album à Angoulême ex aequo avec Le Gall & Yann (avec le tome 3 de Théodore Poussin, Marie Vérité) en 1989 pour 'Gens de France'.

A l'époque, je lisais relativement peu de romans francophones contemporains. J'ignorai donc que Jean Teulé avait déjà signé quelques livres plutôt bien accueillis. J’ignorai qu’il avait reçu la visite d'une lointaine cousine qui tenait à lui raconter son histoire pour qu'il en fasse un livre. De cette rencontre, Jean Teulé sortit transformé. Il écrivit l'histoire de cette cousine dans le très beau et très dur "Darling". Et il prit conscience qu’il ne pouvait concevoir son avenir que dans la littérature, et dans l'exploration de ces destins fracassés et anonymes. Le succès inattendu du livre lui permit de renoncer au confort matériel de la télévision pour se consacrer entièrement à l'écriture.
Marina Fois, dans le rôle de Darling (film de Christine Carrière, avec Guillaume Canet)


Sans doute est-ce la curiosité de voir le nom de Jean Teulé en couverture de 'Ô Verlaine' qui me donna envie d'acheter, en 2006, ce roman sur les dernières années du poète. Ce fut une révélation, et le début de la découverte d'un auteur que j'apprécie beaucoup. Suivirent les lectures de 'Je François Villon', 'Le Montespan', 'Les lois de la gravité'... autant de romans qui m'ont séduits.

Et, en parallèle, lors d'une visite chez un bouquiniste, en fouillant dans le bac des vieux Casterman, mon regard tombe sur cette couverture d'une hideur rarement atteinte. Passé un mouvement de recul bien compréhensible, je remarque le nom sur la couverture... Jean Teulé. Je feuillette et me trouve face à ce surprenant mélange de textes et de photos retouchées (hachures, lavage, gommage, tramage, froissage, etc.) sur lesquelles il dessine et peint. Pour Teulé, le travail d'après photo ne vise pas à un réalisme à la Ponzio, mais permet une relecture de l'image, qui gagne en sens et en mouvement.


Et dès les premières pages, cette histoire familière du frappadingue qui construit une soucoupe dans son jardin, pour emmener sa vieille mère mourir sur Altaïr. J'ai déjà vu son histoire dans un reportage de Strip Tease. Dans une interview, Jean Teulé expliquait qu'il avait fait quelques échanges de barjos avec l'équipe de redaction de l’émission. Le dingue à la soucoupe est une découverte de Jean Teulé. La prostituée-artiste peintre croisée dans 'Gens d'Ailleurs' est une découverte de l'équipe de Manu Bonmariage. J'achète la chose, me paye les regards entendus et limite méprisants du vendeur, sans doute bien content d'avoir trouvé un gogo pour le débarasser de ce truc improbable qu'il a dû trouver bien caché au milieu d'un lot.

Et ce fut une révélation de plus. Jean Teulé sillonne la France et multiplie les rencontres. Il croise ce fameux Jean-Claude et sa soucoupe, mais également une illuminée qui s'est fait littéralement dérober une pièce de son appartement. Il relate la tragédie ordinaire d'une ado poussée au suicide pour le vol d'un soutien-gorge à 52 FF ou confesse son admiration un peu honteuse pour Baudoin, médiocre peintre de mairie du XIXe. Enfin, il rencontre Happy Mike lors du festival d'Angoulême, ce qui nous vaut quelques pages sur un bédéphile à l'ancienne. Ce portrait semble marquer la rupture entre Teulé et la bande dessinée, qui semble sincèrement se demander ce qu'il a de commun avec ce type. Mais, et c'est là ce qui rend l'univers de Teulé si étonnant, c'est ce ton qui est le sien depuis le début. Ce détachement, cet 'art de la distance' qui passe par un graphisme qui ne cède jamais à l'esthétisme facile et un propos complexe (qui fera dire à Wolinski que ses bandes dessinées sont trop comlexes), qui fait qu'on ne sait jamais vraiment ce que pense Teulé. Il expose, avec un curieux mélange d'ironie, de curiosité et meme parfois d'une certaine tendresse. S’il peut être cruel, il n’est jamais méchant. Teulé se pose en témoin, qui observe sans vraiment prendre partie, ou du moins sans se laisser influencer par l'émotion du moment. Ses quelques pages sur l'affaire Grégory paraissent tellement en décalage avec le traitement passionnel qui l'a accompagné pendant tant d'années. Il se permet une grande sévérité, qui peut même choquer. Car Teulé n'est pas politiquement correct. Il n’hésite pas de traiter Soeur Emmanuelle de vieille punaise, par exemple, alors qu'elle était citée en exemple à la manière d'une Mère Térésa.

Jean Teulé continuera ses reportages, compilés dans 'Gens d'ailleurs', qui bénéficiera d'un habillage toujours aussi abominable de la part de Casterman, qui ne devait pas savoir quoi faire de ce truc. Puis, Teulé tournera le dos à la bande dessinée, sans doute trop pris par ses activités à la télévision, puis par la littérature. Sans doute trop en marge, peut-être trop en avance ou trop particulier. Il fut l'un des pionniers du reportage en bande dessinée. Il aura pourtant laissé une vraie marque, surtout sur Frédéric Poincelet, qui maquette tous ces livres depuis quelques temps et, via sa maison d'édition Ego Comme X, a mis sur pied une intégrale des "Gens de France et d'Ailleurs", qui ajoutent 18 histoires à celles déjà reprises en albums. A noter que Casterman semble avoir fait preuve d'une certaine mauvaise volonté pour retrouver les films originaux, obligeant finalement Ego Comme X a reprendre tout le travail d'édition. Ils sont d'ailleurs 'remercié' en page de garde pour leur non-collaboration.

Depuis, si Jean Teulé est revenu ponctuellement à la bande dessinée en scénarisant la biographie de Schlingo, il faut noter que deux de ses romans ont été adaptés en bande dessinée: Le Montespan et Je, François Villon. On annonce également une adaptation du Magasin des suicides, mais qui doit sans doute beaucoup à l'adaptation animée que supervise Patrice Leconte. Mais je dois avouer ne m'être intéressé à aucun de ces livres. De même que je n'ai jamais vraiment cherché à approfondir le travail de Teulé en bande dessinée. Si un vent favorable apporte sur ma table de nuit Virus, Bloody Mary ou Filles de Nuit, j'y jeterai un regard curieux. Mais, étrangement, cela ne m'attire pas plus que cela.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire