mardi 18 septembre 2012

Le Cycle des Contrees - Les Mers Perdues de Jacques Abeille et François Schuiten


 


J'ai découvert les Cités Obscures à la bibliothèque à l'adolescence. A vrai dire, il n'y avait que La Fièvre d'Urbicande en rayon, mais dès que j'ai découvert cette histoire, j'ai été sous le charme. Depuis j'ai toujours beaucoup aimé les livres de François Schuiten. Souvent, son oeuvre est réduite aux seules Cités Obscures, qu'il a cosigné avec Benoït Peeters. Cette collaboration occulte tellement le reste du travail de Schuiten que que lorsqu'il reçut le Grand Prix de la Ville d'Angoulême en 2002, Benoît Peeters lui a été inconsciemment associé à cette récompense dans l'esprit de nombreux festivalier, tant ce "couple" d'auteur semble indissociable.


Et pourtant, il existe une vie hors du monde des Cités Obscures. Il faut citer Les Terres Creuses ou Métamorphoses ou encore son dernier livre 12 La Douce (une vraie déception pour moi). C'est pourquoi j'ai préféré aborder un livre plus rare et moins connu qu'il réalisé en collaboration avec l'écrivain Jacques Abeille: Les Mers Perdues, chez l'excellent éditeur Attila.
La genèse de ce livre se confond avec l'histoire du premier roman de Jacques Abeille: Les Jardins Statuaires, roman maudit dont l'histoire éditoriale est parsemée de péripéties: tapuscrit original perdu, éditeur en faillite, stock parti en fumée... Les déboires se sont accumulés pour son auteur. Juste ce qu'il faut pour en faire un livre maudit, voire culte, que les toutes jeunes éditions Attila décident de rééditer en 2010.



L'éditeur a alors une idée aux conséquences inattendues. Il contacte François Schuiten pour signer la couverture de cette réédition. De la rencontre entre Jacques Abeille et François Schuiten naîtra une relation artistique. Schuiten est directement fasciné par cet univers si particulier qui résonne étrangement avec le sien. Il réalise une série de dessins qu'il présente à l'écrivain, à son tour troublé par la proximité entre sa vision et sa traduction en image par le dessinateur. S'en suit une correspondance littéraire qui donnera naissance à ce très beau livre.
Ces deux livres appartiennent au Cycle des Contrées, que Jacques Abeille explore depuis près de 30 ans. Débuté par les Jardins Statuaires, il s'est depuis enrichi de 7 autres romans, de nouvelles et de ce roman graphique. Il se déroule à une période indéterminée dans un lieu imaginaire, aux alentours de la ville de Terrèbre. Le mystère qui plane sur ce monde est encore accentué par la manière qu'à Jacques abeille de laisser ces personnages anonymes. Aucun personnage des Mers Perdues n'est nommé autrement que par sa fonction et seul un personnage des Jardins Statuaires aura l'honneur d'un nom.
Dans Les Jardins Statuaires, un voyageur visite un pays dont la particularité est que l'on y cultive les statues, comme on cultiverait des céréales. Émerveillé, le voyageur est fasciné par cette culture. Mais il découvre progressivement que derrière les apparences policées d'une société toute entière dévouée à une pratique aussi magnifique, la réalité est toute autre. Il en découvre progressivement tous les vices, mensonges et petits arrangements, dont les femmes souffrent en premier lieu. Un roman unique, à l'imaginaire foisonnant. Parce que Jacques Abeille n'est pas un auteur fantastique, mais un auteur de l'imaginaire, lié aux surréalistes.
Dans Les Mers Perdues, un milliardaire excentrique monte une expédition à destination des mythiques mers perdues. Il engage un aventurier, une géologue, un dessinateur et un écrivain, qui seront escortés par un groupe de Hulains, peuplade primitive familière de ces zones inexplorées. Leur mission reste floue. Qu'attend-on réellement d'eux ? Ils ne le savent pas.




Au lieu de s'intéresser au journal de l'expédition, le livre se concentre sur les lettres que l'écrivain destine à un ami mystérieux, dans lequel il se détache de l'obligation d'objectivité qu'il se doit respecter pour l'essentiel de sa mission. Il y fait part de ses observations, de ses doutes et nous devenons témoins privilégiés de cette étrange expédition, qui s'apparente à un voyage dans le temps. Chaque étape semble conduire les explorateurs vers des vestiges de plus en plus anciens. Mais quelle était cette civilisation oubliée ? Ces lettres sont accompagnées des illustrations du dessinateur, qui tente de capturer les paysages et les ambiances de ce voyage. Ces Mers Perdues ne sont donc pas sans évoquer les Cités Obscures. Mais il serait trop simple d'en faire un avatar de la série de Schuiten et Peeters. Jacques Abeille possède son propre univers, aux frontières du mythe. Ces contrées servent de décor à une fable originale et poétique sur la vanité humaine. La lente progression de l'expédition, la découverte progressive d'un monde perdu et le voyage intérieur qui en résulte donnent à ce livre une identité forte et un parfum entêtant. Les illustrations de Schuiten complètent parfaitement ce "carnet de voyage". Le dialogue entre dessins et texte fonctionne à merveille. Il réussit à donner corps aux descriptions de Jacques Abeille. Mais en plus de rendre l'aspect spectaculaire des constructions complexes ou statues semblent se débattre dans un tissu urbain tentaculaire, il traduit l'étrange ambiance de fin du monde qui traverse ce livre. Les mers perdues sont un monde mort, et ces paysages autrefois grandioses n'évoquent plus qu'une certaine mélancolie, une violence figée... le deuil d'un monde disparu.