lundi 6 janvier 2014

Moebius en plein désert créatif



Moebius encore... depuis que j'ai entamé ce blog, je me rends compte à quel point il m'a inconsciemment marqué. Si son Blueberry m'a toujours laissé froid, la relation que j'entretiens avec son "double" se révèle de plus en plus. Les mutations radicales de Jean Giraud en Moebius m'ont souvent désarçonné. Il m'est arrivé de rester hermétique à son travail, comme pour les Mondes d'Aedena. Autant Sur l'étoile fait partie de mes albums de référence, autant ses suites m'ont semblé incompréhensibles. Sans doute devrais-je les relire. J'ai aussi longtemps eu du mal à pénétrer le Garage Hermétique.
Un autre livre de Moebius m'a toujours fasciné: 40 days dans le désert B
Objet étonnant que cette succession de dessins réalisés à la pointe fine sans croquis préparatoires qui forment indubitablement un tout mais dont le sens échappe pourtant au lecteur. Le titre fournit quelques indices: 40 jours dans le désert renvoie au jeûne de Jésus dans le désert du Sinaï. Mais le nombre 40 est un nombre à la symbolique forte. C'est aussi le nombre de jours séparant la résurrection de Jésus et l'Ascension, le nombre de jours de deuil de l'Islam, le nombre de jours de nuits de méditation qu'il fallut à Siddharta pour atteindre l'illumination et devenir Bouddha, et encore bien d'autres choses.
La signification de ces 40 jours dans le désert est fondamentalement spirituelle.




Sur le sens de cet assemblage de dessins, quelques motifs récurrents apportent d'autres éléments de compréhension: l'Hermite (je me suis surpris à utiliser naturellement l'ancienne orthographe d'ermite, encore utilisée dans certains tarots... étonnante coïncidence quand on se souvient de l'importance des figures du tarot dans L'Incal) et l'Objet. C'est en les suivant que nous pouvons mieux saisir l'essence de ce qui se déroule devant nous yeux.



L'Hermite apparaît en position méditative et semble complètement indifférent à tout ce qui l'entoure.



L'Objet tente de le distraire, encore et encore.
La tentation de St Antoine d'après Dali
Page après page, nous assistons à un affrontement silencieux entre l'Hermite et l'Objet. Les scènes se succèdent comment autant de tentations, qui ne sont pas sans rappeler celle de Saint Antoine. Mais loin de l'iconographie catholique de Bosch (le moine agenouillé en prière) ou Dali (qui brandit un crucifix), le Saint Antoine de Moebius rappelle plus un yogi en pleine méditation.
Au fil de cette méditation, l'Hermite s'enracine progressivement dans le désert, jusqu'à ne plus faire qu'un avec lui, et de disparaître. L'effacement du moi. La dissolution de l'égo dans le désert.
Pourquoi un désert ? J'aime à penser qu'il faut y voir une forme de désert créatif. Au sens de zone vierge qui n'attend que d'être investie par les fruits de l'imagination. Ce désert est une page blanche que Moebius remplit, encore et toujours. On pourrait sans doute y croiser Arzach, Grubert mais aussi et surtout l'avatar d'Inside Moebius, qui continue de peupler ce lieu de ses chimères les plus folles.
Pourquoi le désert B? A l'origine, j'imaginais que ce B reflétait le passage d'un état à un autre, de A à B.  Selon Thierry Groensteen, ce désert B ne serait rien de plus qu'un jeu de mot: désert B = désherber, parce que ce livre aurait été réalisé lors d'une période de sevrage de fumage d'herbe. D'ailleurs, dans l'une des premières pages, un feuille de canabis est représentée dans les détails du chapeau de l'Hermite. 
Et qui est donc cet Hermite ? Moebius "désherbé", parce qu'il a renoncé au fumage de l'herbe. Sa trance méditative s'achève lorsqu'il s'est dissout dans la désert B. Le désherbé est devenu le désert B. La boucle est bouclée et l'Objet, mi-démon, mi pipe-à-shit, est aperçu une dernière fois filant dans le désert.



Sommet absolu de l'oeuvre de Moebius, ce livre est une merveille. Chaque page est claque graphique. Il se dégage une telle évidence de chaque dessin. La composition est magistrale. Les pages presque saturées de détails quasi obsessionnels alternent avec d'autres à l'épure aveuglante. Puis il y a ce sens quasi surnaturel du mouvement qui habite chaque trait. je me rappelle avoir lu un jour que le dessin de Moebius pouvait être qualifié d'animation suspendue. Je pense que cela le définit en effet d'une manière idéale. Il y a de la vie dans chaque trait de Moebius. Une forme de vie non-identifiée.