vendredi 20 mai 2016

Lune L'envers, de Blutch: Science fantasme et machine à fantasmes... sexistes






J’ai toujours eu un rapport compliqué avec Blutch. Il fait partie de ces auteurs que j’admire sans pour autant réussir à m’enthousiasmer complètement pour son travail. Son dessin est virtuose, mais son propos me laisse plus circonspect. Si j’aime Blotch, son alter-ego détestable transposé dans le Paris du début du XXème siècle, j’ai toujours eu plus de mal avec d’autres de ses livres.
Celui qui me laisse le plus mauvais goût dans la bouche reste ce Lune L’Envers.
Je voulais le relire depuis longtemps.
C’est chose faite.
Je me souviens des rumeurs avant la sortie de ce livre, du désir de Blutch de reprendre la maquette de la mythique collection Histoires Fantastiques, fleuron du catalogue Dargaud des années 70. Dès les premières pages, l’influence (assumée) de Forest saute aux yeux. Le dessin est magnifique, rehaussé par le travail admirable d’Isabelle Merlet sur les couleurs.
Pourtant, dès la première page, le malaise qui s’installe.
Liebling ("chérie" en allemand), une adolescente, peint dans sa chambre.
Survient sa mère. Elle est venue la trouver pour lui révéler le secret des femmes: une capsule de cyanure à prendre si la vie devient insupportable. Parce que le vie des femmes est loin d’être une partie de plaisir. S’il lui faudra être autonome et gagner sa vie, elle devra aussi élever les enfants, tenir son foyer, n’être jamais fatiguée, porter de jolie chaussures, être desirable…
Savoir cette pilule à portée de main, cette porte de sortie (à l’image du Mother’s little helper des Rolling Stones, qui dénonçait déjà la condition des femmes), lui a apporté une certaine sérénité. Le ton est donné. Ce  monde n’est pas celui des femmes.
La suite ne sera d’ailleurs qu’une succession d’humiliations diverses.
Dès les premières pages, un chien mord les fesses de Liebling. Le propriétaire ne trouve rien de mieux à faire que de mordre à son tour les fesses de l’héroïne. On sent l’illustration d’un fantasme un peu malsain.
Le reste à à l’avenant.

Liebling se présente alors à son nouveau travail. Elle est installée devant une machine informe, qui ressemble à un amas organique dans laquelle elle doit glisser les main pour effectuer des “manipulations”. Il est difficile de ne pas y voir des glory holes. Elle est d’abord sous les ordres d’une femme aux allures de maîtresse SM. Lors d’une scène, elle lui donne littéralement la becquée en lui avouant son envie de la profaner.

Liebling est ensuite dégradée et se retrouve sous les ordres d’une mégère en tablier et bigoudis qui évoque la pire caricature de la femme au foyer. Elle se trouve assignée à une machine vétuste avec, pour toute chaise, une sorte de pieu qui évoque une installation SM. Le reste de l’histoire multiplie les femmes-stéréotypes: la mégère, l’amante fanée dont on se lasse et qui ne veut pas comprendre, la maîtresse domintarice, la substitut à la maman chérie, la mère castratrice, la femme-enfant…
La question que l’on peut se poser est celle de la position de l’auteur. Blutch adhère-t-il à cette forme de sexisme ou est-ce au contraire une critique ? D’une certaine manière, il reprend une vision de la femme qu’on trouve dans pas mal d’oeuvres de fiction des années 70, période dont Lune L’Envers se nourrit. Les hommes ne sont d’ailleurs guère flattés dans cette histoire. A ceci près que s’ils sont veules, voire ridicules, ils restent les maîtres du jeu. Alors que tout le livre est traversé d’outrages faits aux femmes.
Le travail d'Isabelle Merlet
Les sous-entendus sexuels sont multiples. La femme sans cesse rabaissée. Toute l’histoire semble illustrer le libération de la femme comme la liberté des hommes de pouvoir disposer du corps des femmes à leur guise.



Et de rester dans l’ombre.
Se greffe sur cette histoire une critique féroce du monde de l’édition.
Lantz (un autre alter-ego de Blutch) est un auteur reconnu. Mais depuis trois ans, il peine à donner une suite à sa série à succès: “Le nouveau nouveau testament”. Lantz est adepte des méthodes artisanales. Son éditeur, Mondomédia (allusion transparente à Média Participation), préfère les méthodes modernes, où la création laisse la place à la production. Des opérateurs travaillent sur des machines qui créent sans même s’en rendre compte. Liebling est l’une d’entre elle. L’éditeur décide de remplacer Lantz et son choix se porte sur Liebling.
C’est alors que les choses se compliquent.
Le propos de Blutch est brouillé. L’univers qu’il crée est très réussi. Il y développe un monde de science fantasmée qui rappelle les utopies futuristes des années 70. Mais cette image de la femme qu’il véhicule est-elle pour lui inhérente à cette période ou est-ce la vision qu’il partage ?
Les femmes y sont sans cesse humiliées, exploitées, utilisées.
Et je me retrouve face à un livre magnifique dans la forme, dans sa construction, mais qui me met mal à l’aise, parce que son propos fleure trop le sexisme ordinaire. Tellement ordinaire que la majorité des critiques n’y ont relevé que la satire brillante du monde de l’édition, sans s’arrêter à la chosification systématique des femmes.

La conclusion ambiguë du récit peut être interprétée comme une revanche prise par Liebling. Il y a même une délicieuse ironie. Mais le mal est déjà fait. Cette conclusion apparaîtrait presque comme une pirouette pour finalement rééquilibrer les comptes.
Sauf qu’ils sont biaisés depuis le début. Il ne reste rien à Liebling. Elle n’a jamais rien eu, contrairement aux hommes. C’est un marché de dupes que Blutch lui présente.


mercredi 11 mai 2016

Tram 83, de Fiston Mwanza Mujila (dauphin du Prix Première 2015)


Cet article a été initialement publié le 22 mai 2015. J'ai décidé de le remettre en ligne après avoir vu que ce livre bénéficiait d'une sortie au Livre de Poche, augmenté d'une préface d'Alain Mabanckou. C'est l'occasion de lui redonner un petit coup de projecteur.

Retour sur le Prix Première, dont je fus juré pour l'édition 2015, en évoquant Tram 83 de Fiston Mwanza Mujila.
Un peu à la surprise générale, ce livre s’est hissé au dernier tour lors des délibérations. Mais il était trop particulier pour pouvoir disputer le titre au très beau roman d’Océane Madeleine.
Pour être tout-à-fait honnête, je n’aurais jamais lu ce roman de moi-même. Mais faisant partie des sélectionnés, je fus bien obligé de le lire. Dès les premières pages, j’ai craint que cette lecture ne soit très longue et très ennuyeuse. Le style m’a complètement déstabilisé. Mais je me suis senti force de persévérer puisque faisant partie du jury.
Puis, au fil des pages, la magie a commencé à opérer. Je me suis laissé imprégner par l’écriture si particulière de Fiston Mwanza Mujila. J’ai très vite compris que l’histoire n’était pas particulièrement importante. L’intrigue souffre d’ailleurs de quelques chutes de rythme, ce qui est fréquent dans un premier roman. Par contre, il brosse une fresque incroyable, bigarrée et bruyante d’un monde en perdition.
Lucien, intellectuel et écrivain, débarque à la Ville-Pays, fuyant l’Arrière-Pays et espérant faire son trou dans cette ville-cloaque. Il y retrouve son pote Requiem; seigneur-ès-magouille en tous genres. Il y fera la connaissance, entre autres, de Malingeau, éditeur autant intéressé par ses écrits et par les femmes qui hantent les trottoirs et les cafés, à l’affut de tout ce qu’elles pourraient récupérer.
 Mais en attendant, il faut se débrouiller. La poésie ne nourrit pas son homme et est même perçue comme du parasitisme. Contrairement aux magouilles incessante de Requiem, vampire-parasite qui n'existe que pour l'argent facile et malhonnête si possible.
Tout ce petit monde gravite autour du Tram 83, là où tout se passe, où tout le monde se retrouve… véritable centre névralgique de la ville, où les for unes se font et se défont.
Tram 83, c’est un tumulte permanent, une frénésie de tous les instants. Ce sont des conversations qui se mélangent, s’entrechoquent puis reprennent leur cours. Ce sont des corps qui dansent, une musique omniprésente et noyée dans le fracas des verres qui claquent, des éclats de voix, des canetons qui vous abordent: “Vous avez l’heure? Je suce divinement”, des touristes prêts à se faire plumer, des fille-mères qui tentent de soustraire leurs proies aux canetons, les étudiants grévistes, les mineurs, les magouilleurs et la diva des Chemins de Fer qui électrise la foule.
Tout s’entrechoque.
Tout se chevauche.
Tout se fond dans un magma de bruit et de couleur qui défie toute description, si ce n’est par la simple recension de tout ce qui compose ce chaos hurlant la vie comme pour mieux exorciser la mort.
Comment ne pas se brûler les ailes dans cette fournaise?
Comment survivre?
J'ai eu du mal à entrer dans ce livre. Au final, je fus un de ses défenseurs parce que je pense qu’il mérite que l'on fasse l'effort de se frayer un chemin dans ses pages. Si certains livres vous accueillent à bras ouverts, d'autres exigent que l'on joue des coudes, qu'on s'agrippe; 
Tram 83, c’est un train fou mais il ne faut pas avoir peur d'y monter.