mardi 16 décembre 2014

Achtung Zelig, de Rosenberg et Gawronkiewicz, une vision délirante de l'Holocauste




la version colorisée par Graza

Lorsqu’il est paru en 2005 chez Casterman (dans une version colorisée par Graza, la version originale étant en noir et blanc) Achtung Zelig ne passa pas inaperçu.
Rarement une bande dessinée semblait se moquer des clichés avec tant d’aplomb.
D’abord le thème. Achtung Zelig parle de déportation, sujet particulièrement sensible qui ne souffre en général aucune forme de fantaisie. Aller plus loin que les animaux humanisés d’Art Spiegelman semble inimaginable.
la version N&B
Et voilà que ces deux polonais osent l’impensable, insufflant fantaisie et absurde dans la représentation de l’Holocauste.
Un brouillard épais recouvre la champagne. Deux silhouettes fantomatiques apparaissent: Zelig père et fils. Ils tentent d’échapper à la machine criminelle nazie.
Deux êtres humains en fuite.
Humains?
A peine humains!
Le père est affublé d’une tête de dragon décharné alors que le fils ressemble à un crapaud.
Au détour d’un chemin, ils tombent sur une patrouille de SS. Trop tard pour faire demi-tour ou se cacher. Il faut y aller au culot. Et rien ne se passe comme prévu.





Si les soldats sont représentés avec le réalisme et la distance des planches didactiques de manuel scolaire, le chef de la patrouille achève de dynamiter les conventions. Il se présente sous la forme  nabot grotesque,  habillé comme un magicien de music hall et, coiffé d’un chapeau de magicien orné de swastikas. Trop content de trouver des gens à qui parler, il les convie à une petite causerie. Table, chaises et, en plein milieu des bois, on a l’impression d’assister à une fête du chapelier fou.

Ce monde est fou.
Ces gens sont fous.
Zelig père et fils fuient, mais comment échapper à la folie?
Dénoncer l’horreur par la folie, voici l’étrange parti-pris des auteurs.
Cette folie représentée dans l’absurdité des situations, dans une mise en page de plus en plus éclatée et des péripéties de plus en plus délirantes.
Les auteurs utilisent cette folie comme un brouillard. Les Zelig tentent d’en profiter pour échapper aux nazis. Les auteurs me semblent l’utiliser comme un moyen de montrer l’aveuglement, la volonté de ne pas voir, d’accepter ce qu’on ne nomme pas...
derrière le brouillard de folie de Achtung Zelig se dissimule la réalité tragique de l’Holocauste. Elle n’est jamais montrée clairement, toute déformée qu’elle est par les nappes de brume qui la dissimule.
Pourtant, l’horreur est là.
Derrière ces soldats trop lisses.
Derrière ce saltimbanque devenu tortionnaire, grimé comme un magicien de cabaret
Derrière les masques des Zelig, qui tentent d’échapper à l’inévitables.


Ramenés à des moins qu’humains qu’il convient de se débarrasser.
Comme les crapauds, animaux laids et répugnants que l’on écrase du talon, non sans une pointe d’inquiétude tant on leur prête des propriétés magiques, les faisant entrer dans la composition de filtres inquiétants composes par des alchimistes
Comme les dragons, créatures mythiques et moribondes, aussi imaginaires que cette fable délirante du complot juif secret dûment acté dans le protocole des sages de Sion.
On l’aura compris, ce livre est profondément original.
Trop sans doute.
Publié dans le courant des années 90 en Pologne, il mit plus de 10 ans à trouver un éditeur francophone. Dans sa postface, Grzegorz Rosinski explique qu’un synopsis existe pour la suite, lais elle ne fut jamais réalisée. Et ce livre apparaît désormais épuisé chez Casterman.
Pourtant, quel choc graphique et narratif!
Mais Achtung Zelig apparaît sans doute trop éloigné des standards habituels. En relisant des avis d’époque, plusieurs lecteurs regrettaient une intrigue un peu légère, l’impression de débarquer au milieu du jeu de quille pour le quitter avant la fin de la partie. Je ne pense pas qu’Achtung Zelig ait vocation de proposer une histoire au sens classique du terme, avec un début, un milieu et une fin.
Ce livre est un instantané de folie ordinaire. Un moment de délire trop absurde pour être, même partiellement, vrai.
Et pourtant…
Derrière la brouillard de folie, de détachement ironique, de virtuosité graphique... difficile de ne pas oublier de quoi parle Achtung Zelig. Difficile d’oublier la monstruosité barbare.
Ce qui semble n’être qu’une péripétie, un souvenir d’enfance, témoigne d’une horreur sans nom.
Sans doute est-ce là le message qu’ont voulu faire passer les auteurs.

Un grand livre injustement oublié.

mercredi 3 décembre 2014

Petit éloge des mauvaises lectures


Certaines circonstances m'ont amenées à m'interroger sur le type de lecteur que je suis. Finalement, si lire paraît être une activité très naturelle, il existe pourtant autant de manière de lire que de lecteurs. Que lit-on ? Où lit-on? Pourquoi lit-on? Autant de questions que l'on ne se pose que rarement.
Le hasard a donc voulu que je sois amené à me poser ces questions. En outre, je venais de lire une tribune de Neil Gaiman sur l’importance des bibliothèques (dont voici une traduction française)  qui m’a rappelé un autre de ses textes (son discours lors de la remise de la médaille Newbery repris en postface de The Graveyard Book/L'étrange vie de Noboby Owens) qui m'avait fortement plu.
Il y parle magnifiquement de l’importance de la fiction, et exprime avec talent et passion ce que je ressens moi-même face à la lecture. Je pense que la lecture est primordiale. Mais il n'existe pas pour moi de hiérarchie dans la lecture. Souvent, on lit des jugements sur les lectures. Certaines lectures seraient "bonnes". D’autres "mauvaises", comme cette tribune assez atterrante.





Certaines lectures n'en seraient donc pas.
Certains livres n'en seraient pas.
J'ai juste envie de répondre... bullshit
Pour moi, lire est avant tout une source de plaisir. Mais il existe une infinité de formes de plaisir, allant du "simple" divertissement à la satisfaction d'apprendre quelque chose de nouveau. Chaque livre peut donc se révéler une source de plaisir, mais un plaisir unique, qu’on ne peut hiérarchiser.
Un “bon” livre peut être infiniment moins satisfaisant qu’un petit polar sans prétention mais avec suffisamment de tripes.
Chaque livre trouve sa justification dans le fait qu’il existe, quelque part, un lecteur à qui il est destiné, à qui il pourrait changer la vie. 
Chaque livre nous construit.
La lecture est un voyage.
Chaque livre est une étape.
Il n’y a pas de destination.
Juste un voyage sans fin, que l’on fait à son rythme.
Selon son bon plaisir.
On choisit son moyen de locomotion. On en change à son gré. On s’arrête pour observer un paysage. On peut avoir envie de s’attarder, voire rebrousser temporairement chemin.
Mais chaque livre, chaque pas, peut vous entraîner n’importe où.
La bande dessinée serait une sous-lecture sans intérêt?
La science-fiction une perte de temps?
J’ai lu ma part de “mauvais” livres. Mes mauvaises lectures m’ont pourtant amené à des découvertes fascinantes.
C’est parce que je lisais assidûment Philip K Dick, bien avant qu’il ne soit reconnu comme un grand auteur américain injustement mésestimé, que je me suis intéressé à cette biographie qui venait de sortir, signée par un certain Emmanuel Carrère. J’ignorais qui était cet auteur (en fait, je savais qu'il était le fils d'Hélène Carrère d'Encausse dont mes parents possédaient un essai sur l'URSS). Quelques années plus tard, j’ai été intrigué de voir son nom sur d’autres livres. J’ai acheté "La classe de neige", me rappelant cette excellente biographie. Ce fut un coup de foudre.
Mais sans Philip K Dick, l’aurais-je découvert ?
C’est en lisant la défunte revue Pavillon Rouge (éditée par Guy Delcourt) que j’ai été attiré par un livre qui bénéficiait d’un court article en dernière page: la jeune fille suppliciée sur l’étagère, d’Akira Yoshimura. Je l’ai lu et adoré, découvrant un des auteurs japonais vraiment fascinant. Je ne vois pas comment j'aurais découvert Akira Yoshimura autrement.
J’ai découvert Jean Teulé par ses activités télévisuelles et ses bandes dessinées avant de lire ses romans.



Pour Jacques Abeille, ce fut grâce à sa collaboration avec François Schuiten. François Schuiten que j’ai découvert en écumant la section BD du centre de lecture publique d’Antoing, à l’époque très orientée “jeunesse”. La lecture de la Fièvre d’Urbicande fut alors un choc, me faisant suivre ces auteurs..


Un autre auteur que j’aime particulièrement, Saki, vient de la lecture d’enfance. J'avais déniché dans le grenier de mes parents une anthologie nouvelles d’horreur, composée par Jacques Stenberg et illustrée par JP Gourmelen: Les chef d'oeuvres de l'épouvante.
J'étais fasciné par les illustrations. parmi les récits, j'avais gardé le souvenir d'une étrange histoire, Gabriel-Ernest, signée d'au auteur au pseudonyme mystérieux: Saki. Bien des nnées plus tard, à la recherche de livres pour les vacances, je suis tombé par hasard sur Reginald, du même Saki. Nostalgique, je l'ai acheté. Cela m'a permis de découvrir un auteur à la plume acerbe, entre Maupassant et Oscar Wilde.





J’aime les mauvais lectures. Parce qu’elle me donnent de plaisir.
Parce qu’elles m’ouvrent des portes.
Parce que, grâce à elles, j’ai découvert d’autres lectures, bonnes ou mauvaises, que je n’aurais peut-être pas découvert autrement.



Sans Akira, je n'aurais sans doute pas découvert Jiro Taniguchi et "le journal de mon père". Je n'aurais alors pas tenté sa série "Au temps de Botchan", et je n'aurais pas eu envie de découvrir les romans de Natsume Soseki, qui m'ont servi de porte d'entrée pour la littérature japonaise et des auteurs comme Osamu Dazai ou Yukio Mishima...



La lecture est un voyage. On peut choisir de voyager en première classe: pléiade, prix littéraire, caution intellectuelle et culturelle.
Ou prendre les chemins de traverse.
Prendre son temps et se laisser porter.

jeudi 27 novembre 2014

La bande dessinée a-t-elle peur du vide?


Un des enseignements de la lecture de Understanding Comics de Scott McCloud est certainement le rapport très particulier que la bande dessinée entretient avec le temps. Une case est-elle un instantané d'une action ? Au contraire, condense-t-elle une succession de micro-actions ?
Un exemple décrypté par du9
Dans le premier cas, le temps s'exprime dans le fameux espace inter-iconique (gutter, selon Scott MCCloud) qui sépare 2 cases. Dans l'autre, le lecteur reconstitue la temporalité grâce au sein d'une même case. Les deux procédés coexistent et les auteurs ont à leur disposition plusieurs procédés leur permettant de traduire l'écoulement plus ou moins rapide du temps: la forme des cases, les traits de mouvements, la posture des personnages...
Mais, en  entamant la lecture de Bottomless Belly-Button de Dash Shaw, j'ai été frappé par le fait qu'il est une technique que les auteurs n'utilisent quasi jamais: le vide.
Dans les premières pages, plusieurs pages ne sont constitués que d'une case plantée au milieu de la page.
L'espace inter-iconique, là où le temps se joue, occupe la majorité de la page. Passe-t-on plus rapidement sur cette page, puisqu'il n'y a que peu à lire? Au contraire, le vide tend à retenir le lecteur.
Le temps se dilate.


Le rythme général se ralentit.




Par analogie, ce vide correspond au silence au cinéma. Le silence y est devenu une denrée rare. 
Il faut le remplir. 
Parfois, le combler peut-être génial, comme dans le ballet spatial de 2001. 
Pourtant, quel impact le silence peut avoir. Que ce soit dans l'Ile nue, le cinéma de Kim Ki Duk ou, dans des blockbusters comme Castaway ou Gravity... autant d'exemples où le silence accentue les sensations.
Mais la bande dessinée a visiblement horreur du vide.
Il semble évident qu'une page doit être remplie. La gouttière n'y est qu'une ponctuation. Une contrainte technique...
A croire que laisser du blanc sur une page reviendrait à du gaspillage.
Pourtant, dans l'excellent L'autre fin du monde, Ibn Al Rabin démontre l'usage que l'on peut faire du vide sur une planche de bande dessinée.



Malheureusement, la bande dessinée, essentiellement franco-belge, préfère remplir, parfois jusqu'à l'excès, comme Lidwine dans Le dernier Loup d'Oz. en première lecture, j'avais été bluffé par le luxe de détails. En deuxième lecture, ces détails me sont apparus comme des frioritures inutiles qui alourdissent la narration.


L'équilibre est une chose délicate à atteindre. Yslaire est maître dans ce domaine. Mais j'ai l'impression que l'écriture en bande dessinée ne prend pas en compte cette possibilité. Il semble évident qu'un scénariste n'aura sans doute pas naturellement tendance à utiliser cet artifice parce qu'il repose sur la mise en page qui est plus du domaine du dessinateur. Cela ne fait donc pas partie du langage naturel d'un Neil Gaiman ou d'Un Alan Moore. 
Mais même les auteurs complets, qui contrôlent toute la narration, ne font quasi aucun usage de ce procédé. Pourquoi cette peur du vide?

mercredi 24 septembre 2014

Blast et Brodeck


Manu Larcenet ne peux pas ne pas s'être posé cette question terrible pour tout créateur.
Et après?
Au fil des 4 tomes de Blast, Manu Larcenet s'est attaché à cette grasse carcasse perdue corps et âme dans la recherche du blast, explosion illusoire de bonheur. Une fois le dernier tome refermé, il est évident que Blast, monstrueuse plongée de 800 pages dans les méandres de la folie et des mensonges de Polza Mancini, laissera une marque durable dans l'oeuvre de son auteur.
Son prochain livre ne pourra pas se contenter d'être le livre suivant. Celui qui devra succéder à Blast devra supporter la  comparaison et se démarquer. Pour Pascal Rabaté, ce fut Bienvenue à Jobourg qui succéda au monstre Ibicus. Je me rappelle de la déception que j'avais ressentie à l'époque devant ce livre qui semblait bien léger, à tel point que j'avais du mal à le considérer comme le successeur d'Ibicus. je le voyais plus comme un amuse-gueule. Je ne l'ai pas relu depuis.
Nous en savons désormais plus sur ce livre d'après. Il s'agira dune adaptation.
La première pour Larcenet.
Annoncée sur son blog (annonce qui mènera malheureusement à la fermeture de ce  dernier), il s'agira d'une adaptation du Rapport de Brodeck de Philippe Claudel. Cela faisait un moment que je tournais autour de ce livre.  L'annonce de cette adaptation m'aura fait sauter le pas.
Pourquoi ce livre?
Sans vouloir déflorer l'intrigue, j'y ai vu une histoire à la fois très proche et très éloignée de Blast.
L'intrigue n'a rien à voir, soyons clair.
Mais certains thématiques et schémas se retrouvent dans les deux récits.

Deux confessions très différentes

Ces deux récits prennent la forme d'une confession, dans tout ce qu'elle peut avoir de subjective, voire de biaisé.
Dans Blast, Polza Mancini est face à deux policiers qui tentent de la faire passer à table. Ils savent ce qui s'est passé. Ce n'est pas le  "quoi" qui les intéressent, mais le "comment". Quel fut le cheminement de Polza. Ils lui laissent l'illusion qu'il contrôle les débats  pour le pousser à se dévoiler. Mais son récit, sous de faux airs de confession, n'est qu'un petit arrangement de Polza avec lui-même, occultant certains  faits, en déformant d'autres. On peut lui trouver l'excuse de la folie, mais les faits sont là. Il ment.


copyright: Manu Larcenet

Le rapport de Brodeck est au contraire une tentative d'exprimer la vérité. Brodeck, un homme abîmé par la vie, est contraint de rédiger un rapport  pour expliquer l'Ereignis: un événement tragique qui a eu lieu dans son village. Les non-dits sont nombreux. Le choix même du mot "Ereignis", seul admis pour désigner l'innomable, issu du dialecte local et qui signifie incident ou événement, représente une première tentative de diluer l'horreur. Toutes les vérités ne sont pas bonne à dire Brodeck, en marge de son rapport, s'emploie à tout raconter dans une confession qu'il rédige en parallèle, en cachette de ses commanditaires. C'est cette confession que nous lisons.

La Nature

Dans Blast comme dans Le rapport de Brodeck, la nature joue un rôle prépondérant. L'errance de Polza le ramène à la nature, ce qui permet à Larcenet certaines scènes  bucoliques ou naturalistes qui sont comme autant de respiration contrebalançant la sensation d'étouffement causée par la noirceur du récit. Brodeck,  quant à lui, est un fonctionnaire  qui semble travailler pour les eaux et forêts, compilant rapports et observations sur la nature environnante,  comme le retour à l'état sauvage d'une ancienne cabane ou s'interrogeant sur la mystérieuse épidémie qui frappe les renards. On sent que la nature  joue un rôle apaisant en contraste avec l'horreur des faits. Ce procédé est fréquemment utilisé, comme dans Les Feux, de Shōhei Ōoka, formidable  roman sur la débâcle des soldats japonais dans le Pacifique.




copyright: Manu Larcenet


Otto Dix
portrait d'un prisonnier de guerre
1945
L'autre
Si la nature représente un élément stabilisateur dans ces deux récits, la figure de l'autre y est centrale.

l'autre, celui qui n'est pas  comme nous.
Chez Claudel, on ignore jusqu'au nom de la victime, qui n'est désignée que comme Der Anderer.
L'autre, l'étranger.
Brodeck, lui-même, est  aussi un autre... il est de l'autre religion, de l'autre race. Il vient d'autre part et il en a payé le prix. Il y a une mise au ban, terrible,  cruelle.
les Uns condamnent l'Autre à l'enfer.
Polza aussi est un autre, sauf qu'il s'est exclu de lui-même. Il a quitté la société. Il a même tourné le dos aux plus marginaux, cette communauté/cours des miracles croisée au début.


La nature humaine dans ce qu'elle a de plus sombre

Au final, je pense que la différence fondamentale entre Blast et Le rapport de Brodeck tient en ce que Blast, à n'être centré que sur Polza Mancini, pôle humain/inhumain, explore la noirceur d'un individu bien particulier, alors que Le rapport de Brodeck dépasse cette dimension individuelle.
A travers le la chronique des événements qui ont mené à l'Ereignis, Brodeck prend conscience de la bassesse des hommes, même de ceux qu'il admirait, même de la sienne... Brodeck n'a rien à voir avec l'Ereignis. Pourtant, il rédige le rapport à la première personne. Il parle pour tout le village, alors que l'Ereignis  n'est que le fait de quelques uns. Cette collectivation du "je" est la première étape de l'absolution par la masse qui veulent les commanditaires. Brodeck, bien qu'il n'ait pas pris part à  l'Ereignis, bien qu'il soit victime lui-même, va sentir le poids de la culpabilité et finira par se confesser, comme si chaque monstruosité évoquée en rappelait une autre.
Comme des pierres  ricochant sur l'eau... 
Selon ce  point de vue, le choix de Manu Larcenet devient évident. Son exploration de la nature humaine se devait d'élargir son horizon. Ne plus se focaliser sur un individu, mais sur l'humain. C'est exactement ce que fait Philippe Claudel dans Le rapport de Brodeck.
Il ne reste plus qu'à attendre de voir ce que  Larcenet tirera de ce texte.



lundi 1 septembre 2014

L'Art Insoumis d'Eric Drooker




Eric Drooker fait partie de ces artistes rares, dont on ne peut que regretter qu'il ne bénéficie pas d'une plus grande reconnaissance. Héritier de Lynd Ward et de Frans Masereel, mais aussi influencé par Crumb et Eisner, Drooker est avant tout un illustrateur et affichiste, dont l'engagement politique transparait à chaque dessin.

sur le thème de la censure...

Son "art insoumis" est superbement présenté dans Subversion , édité par L'echappée  au sein de sa collection Action Graphique. Outre une introduction D'Allen Ginsberg (dont il a illustré le text Howl) et un texte de Mumia, ce livre inclut un long entretien qui dissèque remarquablement le travail de Drooker, à travers sa vie, ses influences et ses convictions. Il y parle de ses démèlées avec la justice, de sa participation à l'aventure World War 3 Illustrated avec Peter Kuper et Seth Tobocman, de son travail d'illustrateur pour divers journaux, dont le New Yorker, dont il signa la couverture du numéro précédent les attentats du 11 septembre, et parait depuis étrangement prémonitoire...




Il est rare de lire un ouvrage aussi passionnant sur un auteur, qui permette de pénétrer aussi profondément son oeuvre. On en sort avec l'envie de se replonger dans ses deux bandes dessinées que sont Flood! (dont un chapitre était repris dans le Comix 2000 de l'Association) et Blood Song, deux merveilles d'intelligence et de poésie, tous deux disponibles en chez Tanibis. Pour une fois, on peut préférer les éditions françaises, parce que ces récits étant muets, la traduction n'a que peu d'importance et il est nécessaire de soutenir les petites structures qui osent sortir des sentiers battus.




Golden Gated City, par Eric Drooker

jeudi 7 août 2014

Encyclopédie du cinéma (malheureusement) introuvable, de Dylan Pelot












Dans le monde du cinéma, il y a toujours eu des irréductibles. Des passionnés pour qui le cinéma représentent une quête sans répits.

Ils sont nombreux, ces fous qui, loin des circuits habituels, ont tenté d'exister. Ils se sont battus, jour après jour, pour créer LEUR cinéma. Un cinéma parfois maladroit mais souvent sincère qui ne trouvait pas sa place dans les circuits traditionnels. Ils ont hanté les cinémas de quartier, les séances de minuit, les "drive-in"... puis vinrent les vidéo-clubs où fleurirent les direct-to-vidéo. De nos jours, c'est en VOD que ces parias tentent d'exister.
La rage reste pourtant la même.
Frédéric Sojcher rendait hommage à trois de ces fous dans Cinéastes à tout prix


  • Jacques Hardy, professeur d’économie à la retraite qui Il revisite l’ensemble des genres cinématographiques : du péplum, en passant par le western, par le polar et par un remake de Don Camillo.
  • Max Naveaux, ancien projectionniste passionné des films de guerre se déroulant durant la Seconde Guerre mondiale. Il tourne avec balles et explosifs réels.
  • Jean-Jacques Rousseau, dont la notoriété doit autant à ses films hallucinants, sans queue ni tête, qu'à sa manie de faire toutes ses interviews en passe-montagne pour protéger son anonymat.


Pour eux, le cinéma est synonyme d'absolu. Sans réseau, sans moyen et parfois sans idées, ils se battent. je ne peux m'empêcher de penser à cet autre exalté qui eut droit à son segment dans Striptease: Cecil B de Liège. On pourrait rire de leurs efforts, mais ils s'accrochent à un rêve. Qu'y-a-t-il de mal à cela?


Mais avant eux, il y en a bien d'autres. Bien sûr, il y a Ed Wood, le plus célèbre de tous. Mais il y a William Castle qui mérite la reconnaissance éternelle pour avoir osé choisir un titre aussi ridicule que Mr Sardonicus, mais aussi pour avoir "inventé" un procédé de cinéma interactif très particulier: certains sièges étaient reliés à des batteries envoyant un choc léger lors des scènes-chocs... l'ouvreur avait mission de placer sur ses sièges des spectatrices qui semblaient le plus impressionnables pour provoquer des hurlements de terreur dans la salle au moment adéquat.



Il y a bien sûr les films Troma à qui on doit des trucs aussi improbables que Toxic Avenger, Sergent Kabukiman (un policer du NYPD, d'origine italienne, possédé par l'âme d'un acteur kabuki assassiné par les yakusas, si je me rappelle bien) ou A Nymphoïd Barbarian in Dinosaur Hell (tout est dans le titre, y-a-t-il quoi que ce soit à ajouter? La tagline, peut-être)





Comment ne pas penser à cette bande annonce devenue virale pour Who killed Capitain Alex, obscur nanar ougandais, ou la société Asylum, spécialisée dans les remakes foireux de blockbusters, qui a connu la gloire avec Sharknado au pitch aussi stupide que navrant.
On y croise des esthètes comme le canadien Guy Maddin, des cas plus discutables comme Jean Rollin (qui mélange érotisme et horreur avec une manquez total de moyens et de rythme, comme dans le cas du Lac des morts vivants, film qu'il ne devait pas assumer puisqu'il l'a signé sous pseudo)
On pourrait continuer pendant des heures.
Tout cela pour introduire cette encyclopédie du cinéma introuvable de Dylan Pelot.
Soyons clair, ce livre est une vaste déconnade. Tout est faux, même si, au vu de ce que je viens de mentionner, tout aurait pu être vrai.
Parce que la grande force de cette encyclopédie, au delà de l'humour potache, des calembours improbables, des mariages contre-nature, des télescopages de genres les plus délirants, c'est qu'elle témoigne aussi et surtout d'une vraie connaissance du sujet par son auteur. Il aime ce cinéma bis, voire ter, et même carrément zed. Son encyclopédie lui rend hommage, en inventant tout, mais ni n'importe quoi, ni n'importe comment. Il y a une certaine forme de crédibilité. Les délires de Pelot concordent avec la réalité, comme s'il empruntait une voie parallèle.
D'autant que Dylan Pelot ne se contente pas d'aligner les fiches de films. Il ajoute un rédactionnel riche, revenant par exemple sur la carrière du producteur Rober Corbak qui a lancé James Canemol ou Joey Dantec... toute ressemblance avec des personnages réels ou ayant existé ne serait pas entièrement fortuite.
Et on se prend à vouloir croire que quelques uns de ces films ont existé.




Sans rire, des gambas mutantes expertes en art martiaux qui sèment la terreur à Madagascar (Mortal Gambas), un vétéran du Vietnam cul-de-jatte et presque manchot qui customise sont déambulateur pour en faire une arme mortelle contre la pègre (Deambulator), des nains de jardins tueurs venus de l'espace qui débarquent d'un vaisseau en forme d'amanite tue-mouche (La nuit de l'invasion des nains de jardin venus de l'espace), un avatar oriental d'Arsène Lupin qui répond au nom D'Hassan Lupin, un version française de New York 1997 transposée dans un Lourdes post-apocalyptique au mains d'extrémistes religieux (Lourdes 2024), une variation érotico-gore de Sissi: Sissi Circulaire... c'est tellement gros qu'on aimerait que ce soit vrai.  Un peu comme le Forgotten Silver de Peter Jackson, mocumentaire formidable sur le pionnier oublié néo-zélandais du cinéma, Colin McKenzie, que beaucoup prirent au pied de la lettre lors de sa première diffusion.



Dylan Pelot est passionné par son sujet. On le sent. Il s'amuse mais derrière le potache, il y a le geek respectueux.

Évidemment, ce genre de livre ne doit pas se lire d'une traite. L'overdose guette. Mais par petites tranches, il est franchement drôle
Et je suis persuadé que considérer ce livre comme complètement con n'aurait pas vexé son auteur (malheureusement décédé en 2013). Je suis sûr que cela lui ferait plaisir. parce que la connerie n'est pas nécessairement une insulte. Si la connerie est bien la décontraction de l'intelligence, Dylan Pelot est un Bouddha.
Rappelons que la genèse de ce projet remonte à un court-métrage de Dylan Pelot: une bande-annonce délirante pour le film fictif La nuit de l'invasion des nains de jardin venus de l'espace, qui vaut son pesant de cacahuètes.