mardi 26 mars 2019

Les Déplacés, préfacé et édité par Viet Than Nguyen - Parole aux oubliés

Ce n'est pas la première fois que Masse Critique est à la base d'une drôle de coïncidence.
Il avait suffit que je commence à visionner la troisième saison de Twin Peaks pour que Babelio ne me propose l'espace du rêve, l'autobiographie de David Lynch. Et cette fois, j'étais en pleine lecture du Sympathisant de Viet Thanh Nguyen lorsque l'opération Masse Critique me propose ce livre qu'il a supervisé. En fait, je l'avais coché avant même de remarquer le nom sur la couverture.
La thématique de la migration et des réfugiés me touche tout particulièrement, surtout depuis que je me suis engagé dans l'hébergement d'urgence de demandeurs d'asile.  La question des réfugiés n'est donc pas pour moi un sujet théorique. C'est une réalité à laquelle je suis confronté par l'entremise de O, A, T, G, Z, K et de nombreux autres que j'ai croisé au fil du temps.
Pour ce ivre, Viet Thanh Nguyen a compilé les textes de 19 auteurs, auquel il a ajouté un texte de son cru. Tous ont connu la migration, non pas choisie, mais subie. La fuite d'un pays en guerre, des persécutions, de la misère... A chacun sa raison. Certains sont partis adultes. Beaucoup étaient enfants.
Tous sont des réfugiés.
Dans son texte introductif, Viet Thanh Nguyen explique que même s'il a quitté le Vietnam lorsqu'il n'avait que 5 ans; même s'il est depuis un modèle d'intégration, un citoyen "modèle", un écrivain récompensé du prestigieux prix Pulitzer, il reste un réfugié. Il lui serait facile de se définir comme immigré. Pourtant, comment occulter le fait que sa famille fut contrainte de fuir leur pays et que de ce jour, ils ont été privé de leur statut d'homme. Ils sont devenus des réfugiés. Une masse anonyme, une mer de visages. Viet Thanh Nguyen pense que le rôle d'un écrivain est d'entendre les voix des oubliés et les faire résonner dans le monde. En ouvrant ces pages, il permet à 19 auteurs, dont l'identité littéraire et humaine a été marquée par l'exil, de faire résonner des voix oubliées.
Chaque texte explore donc une voix, une expérience. La première conclusion est qu'il est illusoire de tenter de délivrer un portrait robot du réfugié. Chaque destin est unique. Chacun porte ses fantômes, sa souffrance, ses espoirs, son bagage.
Certains véhiculent cette rage les oblige à atteindre l'excellence, de montrer qu'ils ont mérité leur place, quitte parfois à changer de nom en espérant mieux se réinventer dans cette nouvelle vie, comme Joseph Azam. A contrario, dans le très beau texte "l'ingratitude du réfugié", Dina Nayeri insiste sur cette équation impossible que le réfugié doit résoudre: l'injonction à réussir comme pour justifier le fait d'avoir été accueilli. Et pourtant il reste cette l'obligation de rester "en retrait", de ne pas donner l'impression de pouvoir faire aussi bien, voire mieux que nous. Être réfugié induirait de rester "sous contrôle", de ne pas s'émanciper à notre détriment. L'équilibre est compliqué: ni trop, ni trop peu. Ni veule, ni avide. Cette demande paradoxale aboutit à des constats surprenants, comme lorsque David Bezmozgiz estime que beaucoup de réfugiés de la génération de ses parents soutiennent désormais Trump ou la folie xénophobe qui agite l'Angleterre du Brexit.
Il est de fait peu question d'actualité dans ce livre. Son sujet est ailleurs. Sur la manière dont l'identité des réfugiés est profondément altérée, les condamnant à un entre-deux permanent. Ni vraiment d'ici, ni de là-bas. Certains considèrent que la condition de réfugié est une question de temporalité, d'autres de géographie, voire d'un soubresaut de l'espace temps. Lev Golinkin, qui raconte avoir passé des heures avec son père dans les musées viennois, où on ne lésinait pas sur le chauffage et où les réfugiés se fondre dans e décors, comme des fantômes, la définit comme la transition entre "quand est-ce qu'on manger" à "quand va-t-on nous nourrir". Non pas comme une marque d'assistanat, mais comme ce moment où on n'est tellement plus maître de son destin, que l'on perd jusqu'à sa qualité d'humain. On devient une chose qui (mal)traite.
Cette incapacité à définir de manière unanime ce que signifie "être réfugié" et comment cela affecte la personne démontre la violence qu'ils ont dû subir. Et pourtant, tous les textes sont le fait d'intellectuels, de personnes qui ont "réussi", que l'ont pourrait considérer comme "ayant dépassé leur statut de réfugié". Si cette souffrance transparaît encore chez eux, qu'en est-il des autres ? Les non-intégrés, les dés-intégrés ?
Ce livre interroge et bat en brèche certaines idées reçues, simplement parce qu'il a écouté les voix des oubliés. La voix des déplacés.

mercredi 13 mars 2019

Petit bilan 2018, ni exhaustif, ni définitif




Je me rends compte que ce blog se trouve dans une état de demi-friche. Moins de temps, moins d'envie après quelques années de mise à jour régulière. Malgré tout, une petit bilan, un peu tardif sans doute, des bandes dessinées qui m'ont marquées en 2018, me semble bienvenu. Il est inutile de chercher une hiérarchie quelconque dans la liste qui suit.
Il est également inutile d'y regretter l'absence de tel ou tel titre. Entre les questions de goût, les livres qui nous échappe pour une raison ou une autre et ceux qu'on découvre après coup, les raisons sont nombreuses pour justifier tel absence ou telle présence. Le but n'est donc pas de dresser un bilan exhaustif, mais bien de partager quelques lectures. Certaines sont évidentes, d'autres  un peu moins.

Je commence malgré tout par 2 titres plus anciens:

S'enfuir, récit d'un otage. Dans ce livre, Guy Delisle renoue avec le format des chroniques qui ont fait sa réputation. Sauf que cette fois, il conte l'histoire d'un autre: Christophe André. Ce collaborateur humanitaire fut enlevé et séquestré en Tchéchénie au cours de l'année 1997. Delisle met un soin particulier à restranscrire la peur de la perte du décompte du temps et l'isolement que combat la narrateur pour ne pas sombrer. La forme est volontairement austère: mise en page simple et sans fioritures, comme les lieux de détention successifs, gamme chromatique gris-bleu, comme privée de lumière naturelle. Une belle réussite.





La Saga de Grimr, Fauve d'or 2018 à Angoulême. La couverture me rebutait, mais mon attirance pour l'Islande m'a finalement convaincu. Jeremie Moreau compose une saga paradoxale. Son héros est un orphelin, alors que les sagas reposent traditionnellement  sur l'ascendance et la descendance de ses héros. Grimr ne semble pas destiné à une vie épique. Il est contraire promis à une vie médiocre, au ban de la société islandaise, rendue elle-même misérable par le joug danois. Et pourtant, cette saga en est bien une. Elle est âpre et violente, à l'image de l'Islande. Le récit m'a semblé un peu long à se mettre en place, mais le dernier acte est dantesque. Graphiquement, Jérémie Moreau rend un bel hommage aux paysages sublimes de l'Islande. Même si ce n'est un pas livre exceptionnel, il reste une belle surprise.




L'âge d'or de Cyril Pedrosa et Roxanne Moreil, premier volet d'un diptyque moyen-âgeux particulièrement réussi visuellement. Pedrosa réalise des planches exceptionnelles, qui évoquent l'âge d'or des longs métrages Disney (La Belle au bois dormant et Merlin l'enchanteur en tête) tout en s'inspirant des perspectives "déformées" des tapisseries d'époque. Le travail sur les couleurs est quand à lui magnifique. Et le récit n'est pas en reste. Sur une base classique, à savoir une princesse dépossédée de son trône par sa belle-mère au profit de son frère,  les auteurs composent un récit extrêmement moderne, rythmé et féministe. Une des plus pépites de l'année.







Sabrina de Nick Drnaso. il fut l'invité surprise de la sélection angoumoisine en 2017 avec Beverly. Certains critiquèrent un livre jugé moche et prétentieux. Ce nouveau livre ne les fera pas changer d'avis. Il s'agit cette fois d'un long récit qui s'intéresse à Sabrina, une jeune femme qui disparaît mystérieusement. Tout semble se dérouler en hors-champ. Rapidement, cette disparition alimente la machine à fantasme du petit monde complotiste, ce qui n'est pas sans conséquence pour les proches de Sabrina. Lente plongée en apnée dans un monde qui perd la boule, Sabrina confirme tout le bien que je pensais de l'auteur. A noter que ce livre fut repris dans la première liste du prestigieux Booker Price, une première pour une bande dessinée.




Buzzelli - Oeuvres I: enfin une anthologie digne de ce nom pour ce génie méconnu de la bande dessinée italienne. Virtuose du dessin, Buzzelli souffre de n'avoir jamais travaillé sur des héros récurrents, le privant de toute notoriété. Au contraire, il a multiplié les travaux alimentaires, parfois indigne de son talent. Et pourtant, en relisant ses récit, on découvre un conteur hors-pair, qui proposait des histoires étonnantes, mélange d'humour noir et de critique sociale. Un second volet de cette anthologie est parue début de cette année et fera immanquablement partie de mon bilan 2019.





Bolchoi Arena de Boulet et Aseyn: sans prétention, un récit de SF qui se déroule dans l'univers des jeu de simulation immersif. Mais le récit évite l'écueil de la quête épique, de l'élu et de la surenchère pyrotechnique. Il privilégie une certaine banalité. Les auteurs ont préféré mettre en scène des des jeunes femmes simples et crédibles en guise d'héroïnes. Quant à l'univers virtuel mis en place, il évite l'érotisation à l'extrême des avatars et ne se complaît pas dans le shoot-em-up décérébré. Il y a une vraie intrigue, des personnages complexes et un questionnement intéressant sur l'addiction, même si ce n'est pas le sujet premier du scénario.





Ailefroide, Altitude 3954 de Rochette, assisté de Bocquet: dans ce récit autobiographique, Rochette raconte sa jeunesse marquée par la passion de la montagne et de l'alpinisme. Il y a peu à en dire, si ce n'est que tout semble d'une grande justesse et que Rochette réussit à faire partager cette passion aux lecteurs, sans occulter sa rudesse et le danger inhérent à sa pratique. Le rendu est plutôt austère, mais cela donne à son livre une authenticité encore accrue.







Gideon Falls de Andrea Sorrentino et Jeff Lemire: premier volet d'un polar fantastique annon,cé en 3 tomes. Il est difficile de porter un jugement définitif pour le moment. Les influences sont claires, entre Twin Peaks, True Detective et Stephen King. Le traitement visuel est intéressant et Lemire sait comment susciter l'intérêt. De la série B, sans doute très oubliable, mais efficace.









A travers de Tom Haugomat: un concept original pour un livre muet qui explore la vie d'un homme, de sa naissance à sa mort. C'est dans la forme que ce livre se distingue, optant pour narration en 2 temps. A chaque page, l'une montre ce que le personnage principal voit,  la page en miroir montre le contrepoint. L'objet est beau, le principe intéressant et le résultat est un livre inattendu qui rappelle que la bande dessinée permet de jolis jeux graphiques.







Nick Cave, Mercy on me de Reinhart Kleist: petit plaisir coupable que cette fausse biographie du chanteur australien. L'auteur a mélangé vérité et fantasme, intégrant des chansons à sa narration pour mieux capturer l'essence de l'artiste. Nick Cave a lui même adoubé le résultat, qui propose une reconstruction poétique d'un avatar de Nick Cave. Et pourtant, ce Nick Cave fantasmé est très fidèle à l'homme et à l'artiste. Troublant, mais à réserver aux amateurs. les autres risquent d'être largués devant les références et les allusions.






My favorite thing is monsters, d'Emil Ferris: la surprise de l'année. Un livre hors-norme (premier volet d'un dyptique) qui a multiplié les récompenses. et pourtant, un livre clivant qui a provoqué pas mal de discussions dans le monde des lecteurs de bandes dessinées. Entre ceux qui ont été conquis par l'objet et ceux qui y ont vu un machin lourdingue qui attire les gogos en mal d'élitisme. je suis persuadé que ce livre est, à l'instar de Ici de Richard McGuire, le genre de bande dessinée qui parlera plus aux lecteurs occasionnels, voire aux non-lecteurs de  bande dessinée.
Ce livre est conçu comme le journal intime d'une petite fille fascinée par les monstres de pulps horrifiques. Elle y raconte sa vie, à travers le prisme de son innocence enfantine et de sa fascination des freaks. La mort mystérieuse de sa voisine lui fait découvrir une réalité qu'elle a du mal à comprendre. Au fil des 400 pages de ce livre, qui alterne illustration, bande dessinée et prose, nous découvrons en filigrane une réalité extrêmement dure. Si je devais trouver un point de référence, ce serait "La classe de neige" d'Emmanuel Carrère, dans sa manière de glisser l'effroi entre les lignes. Le livre de l'année, tout simplement.




Dévasté de Julia Gfrörer: "n'oublie pas que tu vas mourir" semble être le leitmotiv de ce livre. Dans une village isolé, la peste fait des ravages. Les morts se succèdent. Quant aux survivants, comment continuer à vivre dans cette ambiance morbide ? Ce livre s'est imposé à moi. Après l'avoir lu, il ne me quittait plus. C'est le signe d'une oeuvre qui marque, malgré un style ascétique, que ce soit narrativement ou graphiquement. L'autrice touche quelque chose d'universel et d'intemporel. Et sa conclusion est vertigineuse.