lundi 25 février 2013

Saïgon - Hanoi, de Cosey



En littérature, au cinéma, en musique, en bande dessinée, il arrive parfois des petits miracles. Une oeuvre qui, à partir d'éléments à priori convenus, réussit à les transcender pour atteindre une certaine forme de perfection.

Voilà ce à quoi nous assistons dans ce Saigon-Hanoi, signé par l'auteur Suisse Cosey.


Parfois, il ne sert à rien de trop analyser. Il faut juste se laisser porter. Saigon-Hanoï ne repose sur pas grand chose: une conversation téléphonique entre deux interlocuteurs qui n'auraient jamais dû se rencontrer. Pour insister sur le côté improbable de cette rencontre, Cosey choisit de ne montrer qu'un seul protagoniste, l'autre n'existant que par sa "voix". Et pourtant, Felicity, que nous ne croisons jamais, s'impose comme l'un des personnages les plus émouvants et les plus solaires que Cosey ait créé.
Trop en dire, ce serait risquer de briser le délicat équilibre qui fait de cet album une merveille. Lisez-le, tout simplement, et laissez-vous emporter.

mardi 19 février 2013

J'aurai ta peau, Dominique A




Double actualité pour Dominique A: une Victoire de la Musique, catégorie artiste masculin de l'année et un album de bande dessinée: J'aurai ta peau, Dominique A, signé par Arnaud Le Gouëfflec et Olivier Balez aux éditions Glénat.
Précisons tout de suite que cet album n'est ni une biographie, ni un recueil de chansons illustrées. Il s'agit bel et bien d'une fiction, ayant pour personnage principal le chanteur Dominique A. Il ne s'agit pas pour autant d'un objet égotrippé à la gloire de l'artiste, ni d'un récit réservé aux seuls initiés mais plutôt d'une mise en abîme assez réjouissante. Le chanteur n'a d'ailleurs pas du tout participé au scénario. Lorsque les auteurs l'ont contacté, il a répondu que puisqu'il s'agissait d'une fiction, il n'avait pas à ramener sa fraise. Il se limite donc à se prêter au jeu.
L'album s'ouvre sur Dominique A chantant Il ne faut pas souhaiter la mort des gens, au texte cynique à souhait. Au sortir de scène, il découvre une lettre de menace,  limpide:
Pourquoi lui ? Il est sans doute la dernière personne qu'on imagine menacée de mort. C'est plutôt le privilège des stars. Pas celui de chanteur confidentiel qui mènent depuis plus de 20 ans une carrière en marge.


- C'est bizarre qu'on s'acharne précisément sur toi.
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
- Ben, d'habitude, les dingues, ils s'attaquent aux stars, pas aux chanteurs plus... enfin, moins... C'est juste que t'es pas super connu, tu vois ?
- Ben, si, quand même un peu
  
Faut-il prendre ces menaces au sérieux ? Dominique A sombre progressivement dans la peur, alors que son entourage et la police ne prennent pas cette histoire trop au sérieux. Pourquoi s'en prendre à lui ? A la rigueur, on pourrait soupçonner ce fan encombrant, parce qu'il en a quand même un, qui cultive le même look que son idole. A moins qu'il ne s'agisse d'un coup de pub,
C'est le point de départ d'un drôle de scénario, dans lequel les chansons de Dominique A apparaissent en filigrane. Par exemple, la scène du bowling fait directement référence à la chanson Le bowling de l'album Tout sera comme avant. Dominique A se pose beaucoup de question sur le sens de cette histoire, lui qui se cherchait déjà Le sens sur son album La musique...

J'ai tout essayé
J'ai pas trouvé le sens
J'ai cherché dans la rue
J'ai écrit "j'ai aimé"

J'ai voyagé, j'ai cru
J'ai nié des évidences
J'ai nagé nu, mais désolé
J'ai pas trouvé le sens


Mais il faut préciser que ces références ne sont pas indispensables à l'intrigue. elles apparaissent plutôt comme des clins d'oeil qui ajoute au plaisir de lecture.
Pourquoi une bande dessinée et pourquoi Dominique A ? Il n'a jamais caché son intérêt pour la bande dessinée, comme dans cet entretien paru lors de la sortie de Dominique A [textes illustrés] paru aux éditions Charrette en 2007 (je vous conseille d'aller voir la présentation du livre sous le lien, chaque texte y est présenté de manière très complète).
Lorsqu'il fut rédacteur en chef invité des Inrocks, il consacra 6 pages à la bande dessinée. La qualité de ses choix et le sérieux de son implication fut remarquable, mais la manière de présenter cette section dans le journal fut maladroite, ce que l'excellent site d'information du9 ne manqua pas de relever.

Notons enfin que l'habillage de son album Vers les Lueurs a été réalisé par l'auteur italienne  Gabriella Giandelli, pour qui il avait signé la préface de son album Intérieur.
Tout cela pour dire qu'il existe une vraie relation entre Dominique A et la bande dessinée. Mais de là à lui consacrer un album, d'autant que son peu de popularité indique clairement que la présence de son nom sur la couverture ne risque pas d'attirer le chaland. A ce propos, il a eu cette jolie phrase lors de sa récompense aux Victoires de la Musique:

"Pendant vingt ans, j'ai pensé que j'étais un looser. On me récompense sur la durée, pour une carrière en marge. Je suis aimé par peu de gens pour le moment, mais ils me donnent beaucoup d'amour"

Le pourquoi du choix de Dominique A est expliqué par le scénariste dans cet entretien. L'idée était de prendre un personnage réel et lui faire vivre une aventure imaginaire, comme une réponse à leur livre précédent.
On venait de finir la BD avec Olivier Balez du Chanteur sans nom et on discutait d'une autre histoire. L'idée était de prendre un petit peu le contre-pied de cette histoire. On avait ramené à la lumière un homme passé complètement dans l'oubli. Et lorsqu'on lit la BD, on se demande si l'histoire est véritablement la réalité, si c'est du lard ou du cochon. Il y a des anecdotes trop incroyables pour être vraies, mais en fait si, tout est vrai. L'idée était donc de prendre une histoire un peu à l'envers et de faire vivre à un personnage réel des aventures totalement fausses. Une sorte de démarche inverse
Puisque nous sommes dans le domaine de la fiction, le héros ne sera pas Dominique Ané (de son vrai nom), l'homme, mais Dominique A, le chanteur tel qu'on peut le percevoir dans ces chansons. En s'imprégnant de sa musique, les auteurs ont reconstitué un personnage et se sont laissés guidés. Elles suscitent des images, initient des scènes et un personnage émerge progressivement: une certaine idée de Dominique A. Toute référence autobiographique a été évacuée. Dans la bande dessinée, il n'a ni femme, ni enfants et habite Paris alors qu'il vit entre Brest, Nantes et Bruxelles. Son manager et ses musiciens dans la bande dessinée sont de pures créations. Physiquement, les auteurs se sont attaché à son allure très sobre, à la limite de l'austérité. "Son petit côté moine-soldat" comme  le souligne Philippe Katerine, également présent dans cet album. A eux deux, ils forment un couple mal assorti, entre l'austère Dominique A et le zébulon extravagant Katerine, qui semble directement échappé du clip de Louxor, J'adoooooorePourtant, ces avatars dessinés ne sont jamais caricaturaux. D'une certaine manière, ils se prêtent étonnamment bien à cette mystification. La frontière entre la réalité et la fiction est trouble. Dans la vraie vie, ils se connaissent, ont collaboré ensemble, sont tous les deux des marginaux dans le monde de la chanson, à ceci près que Katerine a connu un succès inattendu qui l'a propulsé sous les projecteurs, ce qui jette un trouble sur leur amitié. On les imagine mal se lançant dans des parties endiablées de playstation, mais cela ne pose aucun problème à leurs doubles de papier.
En fait, tout le livre semble jouer sur le thème du double.
Le couple Dominique A/Katerine joue sur l'ambiguité des relations à l'autre, en mettant en doute les raisons de l'amitié entre les deux chanteurs. Réelle ou Survivance d'un passé commun ? Sincère ou hypocrite ? Dominique A est aussi confronté à sa condition de personnage médiatique dans le couple qu'il forme avec ce fan qui pousse un peu trop loin le mimétisme avec son idole. Quant à ce mystérieux corbeau, il révèle le côté sombre de Dominique A. La conscience du danger fait tomber certaines réserves.
Tous ces couples laissent Dominique A face à lui-même, à ses doutes et ses regrets, face ses fulgurances d'artiste et sa médiocrité d'être humain... un homme comme les autres, finalement. Unique, comme tout le monde.
Réjouissant par moment, comportant d'excellents scènes, comme le concert avec Katerine, mais manquant un peu de liant, ce livre se lit avec un certain plaisir mais laisse finalement un léger goût de trop peu. Je ne pense pas qu'il faille être un connaisseur de la musique de Dominique A pour l'apprécier, mais l'un des intérêt du livre reste la confrontation de ce personnage pas tout-à-fait fictif avec lui-même. Tout ignorer de Dominique A risque de retirer une part de l'enjeu de l'intrigue, qui n'est pas particulièrement remarquable en elle-même. L'idée de départ est originale mais extrêmement difficile à mener à son terme. La référence qui s'impose est évidemment Being John Malkovich, qui doit sa réussite à la folie absolue du scénario. Cette folie fait défaut à ce livre qui hésite entre trop de pistes. La sauce prend parfois, mais ne tient pas. Il reste de bons moments, quelques rires, même, mais un récit un peu trop léger. Mais je conseille quand même ce livre au titre de curiosité, et parce qu'il reste malgré tout très agréable à lire.
Et si vous ne connaissez pas la musique de Dominique A, foncez.
Son dernier album, Vers les lueurs, est une merveille


Son double-album précédent, La Musique/La Matière, contient quelques perles. Privilégiez la version spéciale sur iTunes (38 titres pour 9,99 euros), pour la magnifique chanson Manset



Et son live  Sur nos forces motrices propose une belle introduction à son oeuvre.



lundi 4 février 2013

Quarante trésors cachés de la BD, selon les Inrockuptibles

Régulièrement, anonymes ou titres de presse en tous genre publient LA liste de bandes dessinées indispensables. Indispensables ? A chaque fois, on retrouve une liste des happy few que sont Maus, Watchmen, Persépolis, Astérix, Tintin, Jimmy Corrigan, Corto Maltese... Quelques titres plus exotiques donnent un semblant d'originalité à chaque liste, parmi lesquels certains semblent ne devoir leur place qu'à un buzz temporaire, avant de retourner à l'anonymat.
Evidemment, les qualités de ces incontournables n'est pas à remettre en cause. Maus est effectivement un livre majeur, tout comme l'est Watchmen, et Corto Maltese se révèle à chaque lecture. Mais à force de revoir les mêmes noms encore et encore, ne peut-on pas se demander si un tel consensus ne tient pas plus au manque de curiosité de la part  ceux qui constituent ces listes que d'une pauvreté de la bande dessinée en général ?





C'est pourquoi j'ai jeté un oeil plus que curieux à la liste des quarante trésors cachés de la bande dessinée publiée par les Inrockuptibles. Si Forest est en couverture, ce n'est pas avec l'inoxydable blonde  Barbarella, mais avec la brune, moins connue mais pas moins intéressante, Hypocrite. Il faut reconnaître aux Inrocks de vraiment tenter de sortir des habitudes pour proposer des titres vraiment originaux. Malheureusement,  certains sont introuvables depuis belle lurette, comme Les Mange-Bitume de Jacques Lob (seul scénariste primé à Angoulême et créateur du Transperceneige ou de Super Dupont et dont l'oeuvre a disparu presqu'entièrement des catalogues d'éditeur) et Bielsa, ou difficilement trouvables en français comme  Kampung Boy de Lat.
On peut s'étonner de la présence des Labourdet de Jean & Francine Graton, sans doute à titre de témoignage sociologique,  ou des Petits Hommes de Seron (quelques albums sont vraiment réussis, mais de là à mettre la série dans son ensemble en avant, au titre de son aspect expérimental, c'est presque risible...).
Quelques titres me paraissent des évidences comme Hicksville, superbe hommage à la magie de la bande dessinée, Les Rois Vagabonds, plongée dans l'Amérique de la Grande Dépression, Un Monde de Différence, qui traite de la discrimination raciale et sexuelles dans le sud des USA dans les années 60   ou Travaux publics (j'ai déjà dit tout le bien que je pensais de Yokoyama sur ce blog).

Dans l'ensemble, cette liste reprise ci dessous (l'article original contient une brêve présentation de chaque livre) réussit à attiser ma curiosité et me donne envie de découvrir quelques titres:
  1. Alpha, Jens Harder, Actes Sud-L’An 2 (Allemagne, 2009): un objet graphique hors-norme qui couvre l'histoire de l'univers du Big Bang à l'apparition des premiers hommes
  2. Captivant, Yves Chaland et Luc Cornillon, Les Humanoïdes Associés (France, 1978-1979)
  3. Casino, Leone Frollo, Delcourt (Italie, 1985-1987)
  4. Chaminou et le Khrompire, Raymond Macherot, Marsu productions (Belgique, 1965): une bande desinée animalière, dans le trait rond de l'école franco-belge, par un de ses grands maîtres (Chlorophylle et Sibylline) qui tranche par une noirceur et une cruauté surprenante mais parfaitement dosée. Et cela reste une grande bande dessinée pour les enfants, parce qu'on a toujours aimé se faire peur étant môme.
  5. Comique mécanique, Alex Toth, Icare (États-Unis, 1963-1981)
  6. Cori le Moussaillon, Bob de Moor Casterman (Belgique, 1951-1993)
  7. Den, Richard Corben, Toth (États-Unis, depuis 1973)
  8. Élégie en rouge, Seiichi Hayashi, Cornélius (Japon, 1970-1971), un manga-culte qui traite de la jeunesse désenchantée du Japon. Il me fait de l'oeil.
  9. Encyclopédie de Masse, Francis Masse Les Humanoïdes Associés (France, 1982)
  10. Golgo 13, Takao Saito, Glénat (Japon, depuis 1969)
  11. Hicksville, Dylan Horrocks, L’Association (Nouvelle-Zélande, 1998), un chef d'oeuvre, tout simplement
  12. Hypocrite, Jean-Claude Forest, L’Association (France, 1971-1974)
  13. Ikkyu, Hisashi Sakaguchi, Glénat (Japon, 1993-1995), la biographie du moine défroqué Ikkyu, drôle mais aussi empreinte de philosophie et de spiritualité
  14. Jérôme, Nylso et Marie Saur flblb, Les Contrebandiers (France, depuis 2002)
  15. Jolies ténèbres, Kerascoët-Vehlmann, Dupuis (France, 2009), conte noir épatant, au point de départ génial et au déroulement implacable. Vehlmann s'impose comme l'un des scénaristes les plus doués de sa génération
  16. Kampung Boy, Lat, Thé-troc (Malaisie, 1979)
  17. L’École emportée, Kazuo Umezu, Glénat (Japon, 1972-1974), manga à mi-chemin entre l'horreur et la SF qui transporte une école dans un monde apocalyptique... un survival horror dérangeant et jamais manichéen
  18. L’Espiègle, Lili Al G., Vents d’Ouest (France, 1946-1974)
  19. L’homme qui se laissait pousser la barbe, Olivier Schrauwen, Actes Sud–L’An 2 (Belgique, 2010)
  20. La Passion d’un homme, Frans Masereel, In Gravures rebelles/L’Echappée (Belgique, 1918), un pan complètement et scandaleusement ignoré de la bande dessinée: les "novels in woodcut", ces récits muets, souvent au thème social,  gravés sur bois ont pourtant gardé une influence énorme (Frans Masereel est cité par Art Spiegelman comme influence pour Maus). Le belge Frans Masereel, pionnier et maître du genre, n'est jamais mentionné au Centre Belge de la Bande Dessinée, si je ne me trompe.
  21. La Vie en enfer, Matt Groening, La Sirène (États-Unis, 1977-2012)
  22. Le Gant de l’infini, Jim Starlin-George Pérez-Ron Lim, Panini Comics (États-Unis, 1991)
  23. Les Aventures de Luther Arkwright, Bryan Talbot, Kymera (Grande-Bretagne, 1978-1988)
  24. Les Labourdet, Jean et Francine Graton, Graton éditeur (France, 1966-1972)
  25. Les Larmes d’Ézéchiel, Matthias Lehmann, Actes Sud (France, 2009)
  26. Les Mange-Bitume, Jacques Lob et Jose Bielsa, Dargaud (France, 1974)
  27. Les Oreilles rouges, Reiser, Glénat (France, 1972-1980), à ma grande honte, je connais très mal Reiser, et son nom me reste injustement attaché à des nanards des années 80 adaptés de ses bandes dessinées, en tête Gros Dégueulasse et Vive les Femmes.
  28. Les Petits Hommes, Seron, Dupuis, Clair de Lune (Belgique, 1967-2011)
  29. Les Rois vagabonds, James Vance et Dan Burr, Vertige Graphic (États-Unis, 1988-1989)
  30. Morte saison, Nicole Claveloux et Zha, Les Humanoïdes Associés (France, 1979)
  31. N comme Cornichon, Rosse et Schlingo, Les Humanoïdes Associés (France, 1989)
  32. Orfi aux enfers, Dino Buzzati, Actes Sud BD (Italie, 1969)
  33. Oumpah-Pah le Peau-Rouge, René Goscinny et Albert Uderzo, Les Éditions Albert-René (France, 1958-1962), sacrifié pour cause de succès planétaire d'un petit Gaulois qui résiste encore et toujours
  34. Petra chérie, Attilio Micheluzzi, Mosquito (Italie, 1977-1982)
  35. Rapide blanc, Pascal Blanchet, La Pastèque (Canada, 2006), une perfection graphique à tous points de vue
  36. Rose profond, Pirus-Dionnet, L’Écho des Savanes/Albin Michel (France, 1989)
  37. Taxista, Marti, Cornélius (Espagne, 1982)
  38. Travaux publics, Yûichi Yokoyama, Matière (Japon, 2004)
  39. Un monde de différence, Howard Cruse, Vertige Graphic (États-Unis, 1999)
  40. Usagi Yojimbo, Stan Sakai, Paquet (États-Unis, depuis 1987), rencontre improbable entre Itto Ogami et Bugs Bunny
Une belle initiative, forcément imparfaite mais salutaire, due à , , ,