mercredi 23 mai 2012

Sandman, de Neil Gaiman

Lorsque je suis parti bosser en Californie en 2000, je ne connaissais rien aux comics. J'avais demandé sur BDParadisio une liste de titres incontournables pour découvrir la bande dessinée anglo-saxonne
Les titres qui se détachèrent furent From Hell, Watchmen, V for Vendetta, The Dark Knight Returns et Sandman.
Je me lançai vite à la découverte des premiers. Je mis du temps à vraiment apprécier Watchmen, qui demande malgré tout une relative connaissance du genre super-héroïque pour pleinement  s'apprécier. J'aimai beaucoup V for Vendetta. J'eus plus de mal avec l'idéologie vaseuse de Franck Miller (mais, en, parallèle, j'avais reçu une sacré gifle en ouvrant Booze, Broads & Bullets, sans doute pas le meilleur Sin City, mais ce fut ma première prise de contact avec l'univers poisseux de Sin City et le choc esthétique reste intact) et j'adorai la démesure de From Hell.

 Mais je rechignai sur Sandman. Une vraie série longue, avec de gros TPB... Finalement, j'achetai le sixième tome, Fables and Reflections, sans trop savoir pourquoi mon choix s'est porté sur celui-là...A cause des pages du court récit Ramadan, illustrée par P.Craig Russell qui m'attiraient plus que les autres ? Mais je ne le lus pas tout de suite. Après un certain 11 septembre, mon client effectua des coupes sombres et je fus rapatrié en Belgique, avec une grosse caisse pleine de BD, allant de Calvin & Hobbes du génial Bill Watterson à The League of Extraordinary Gentlemen, en passant par Black Hole (un chef d'oeuvre absolu), Jar of fools, Batman-Long Halloween, du Daniel Clowes ou encore du Will Eisner (un des plus grands génies du 9ème art, au côté de Franquin, Hergé, Moebius, Hugo Pratt ou encore Alberto Breccia). Et, toujours pas ouvert, le tome 6 de Sandman. Impossible de me décider. Et surtout, je savais qu'il s'agissait d'une histoire à suivre et attaquer une série au tome 6 ne me motivait décidément pas.
Je découvris Kabuki de David Mack, explora la galaxie de Batman, et voilà que Delcourt annonce la sortie de Sandman en français. L'occasion d'enfin m'y mettre ? Surprise, le premier tome édité est le tome 4, Season of Mists, parce que si la série est à suivre, chaque tome pourrait se lire de manière indépendante, paraît-il. J'eus du mal à avaler cet argument (et je sais désormais que c'est une connerie, la vraie justification tient sans doute du fait que ce récit permet de mieux saisir le style particulier de Sandman, alors que les premiers tomes tatonnent encore un peu), mais je sautai la pas. Passé un dessin un peu désarçonnant (disons fonctionnel et des couleurs qui font parfois mal aux yeux), je fus séduit par le récit, et surtout par un ton nouveau, très original, tantôt grave, tantôt léger. Il y avait tant de choses qui auraient dû me faire détester Sandman (un point de départ improbable, un graphsime changeant et une palette de couleur trop vive). Pourtant, j'aimais ce que j'avais sous les yeux. Je ressentais une étonnante jubilation face à un univers qui ne ressemblait à aucun autre.
Le second tome traduit fut le hors-série Endless nights, qui reprend 7 courts récits consacrés à chaque Eternels. Le but de Delcourt à travers ce choix éditorial étrange était de permettre aux lecteurs de découvrir la série  par le biais de quelques signatures familières, dont Manara et Prado. Ce hors-série  peut de plus se lire vraiment indépendemment des autres. Mais c'est aussi le plus dispensable. Notons que le dernier segment, Destiny illustré par Frank Quitely avait été ecrit pour Moebius, mais ce dernier dut renoncer à le réaliser.
Enfin vint le premier tome, Preludes & Nocturnes,  qu'une note en bas de page du traducteur me fit refermer, très agacé... Neil Gaiman parlait d'une ambiance à la Hammer, que la note en bas de page expliquait par une référence à Mike Hammer, le détective privé... n'importe quoi. Je décidai de boycotter la version française pour me la jouer puriste et lire la série en anglais, dans l'ordre chronologique (finalement, ce fut Panini qui reprit la traduction, avant que la série ne tombe dans l'escarcelle de Urban Comics). Et ce fut une véritable révélation. Sandman intégra mon petit panthéon personnel.

Au commencement était Wesley Dodd alias Sandman, un justicier du comics golden age, qui portait un drôle de masque et utilisant un gaz pour endormir ses victimes. Il y eut ensuite un autre Sandman, du bronze age, créé par Joe Simon et Jack Kirby, qui protégeait les enfants de leurs cauchemars, et parfois dans la réalité. Gaiman voulait réutiliser ce personnage mais sans succès, jusquà ce que Karen Berger de DC Comics lui donna le feu vert. Seule condition: garder le nom de Sandman. Pour le reste, Neil Gaiman est complètement libre. Il utilisa Wesley Dodd sur 2 vignettes du premier chapitre et intégra de manière détournée la création de Kirby et Simon (dans le deuxième tome, The dolls house) ainsi que quelques personnages secondaires de la version de Kirby & Simon (Brute & Glob, Cain & Abel). Le reste est du pur Gaiman.




Le premier tome présente un drôle de cocktail de comics d'horreur vaguement relié au monde des super-héros. De mémoire Batman apparaît dans une case, un chapitre débute à Apokolips... John Constantine et Fatalis/Dr Doom  jouent chacun un rôle conséquent dans l'intrigue. Une ancêtre de John Constantine apparaîtra d'ailleurs plusieurs fois par la suite. Un récit du troisième tome, Dream Country, qui reprend quatre récits indépendants,  tournera autour d'une super-héroïne de second rang, Element Girl. Dans ce second tome, Neil Gaiman introduit pour la première fois William Shakespeare, qui interviendra plusieurs fois par la suite

Le pitsch de Sandman est pourtant assez déroutant et m'avait rebuté. Il existe 7 frères et soeurs, les Endless (éternels): Death, Destiny, Despair, Destruction, Delirium (qui fut au préalable Delight), Desire et Dream. Ils sont plus vieux que les dieux, plus vieux que le temps et nous ne sommes que de simples jouets pour eux. Ils peuvent être interprétés comme des personnifications anthropomorphiques de concepts universaux.
Dream, alias Morpheus, alias Sandman est le Maître des Rêves. Il est froid, hautain et prétentieux. Mais un jour, il se fait capturer par un mage humain. Sa captivité durera 70 ans. Un instant pour lui, une longue période de trouble pour l'humanité, parce que le monde des rêves est perturbé et laissé à l'abandon. C'est durant cette période qu'un homme du nom de Wesley Dodd deviendra un justicier masqué. Il rencontrera même Dream sans trop comprendre la portée symbolique de cette rencontre (cette rencontre est reprise dans un recueil de récits rares de Neil Gaiman: Midnight Days, assez dispensable  d'ailleurs). C'est aussi durant cette période que deux de ces assistants (Brute & Glob) créent un Sandman de substitution. Lorsque Dream parvient à s'échapper, il est rapidement forcé admettre que sa détention aura eu plus d'influence qu'il ne le pensait sur sa personnalité.
Neil Gaiman, aidé d'une armée de dessinateurs (citons Sam Kieth, Mike Dringenberg, Malcolm Jones III, Kelley Jones, Jill Thompson entre autres) se lance dans une vaste entreprise, que l'on pourrait résumer très simplement: Il croyait être immuable, mais Il va être amené à changer. Pour en arriver là, il faudra 75 issues, regroupés en dix TPB (et un onzième, le hors série Endless Nights) qui mélangent courts et longs récits, qui semblent parfois peu en rapport les uns avec les autres comme autant de fils qui semblent épars, mais qui, au fur et à mesure que nous approchons de la conclusion se rejoignent dans une trame commune. Un tour de force narratif de toute beauté.
Neil Gaiman crée une galerie de personnages hauts en couleur, se pose en conteur virtuose, enchâssant ses récits comme autant de poupées russes, mais restant d'une clarté absolue. Il y a dans Sandman des qualité littéraires rarement présentes dans la bande dessinée. il faut se rappeler que dès son premier album, le troublant Violent Cases, avec l'autre néophyte Dave McKean (qui a réalisé toutes les couvertures de la série, collectées dans le recueil Dust Cover), il avait déjà réalisé un livre, certes imparfait, mais quasi révolutionnaire pour l'époque, qui questionnait beaucoup d'acquis de la bande dessinée.
Sandman est un chef d'oeuvre, qui puise son inspiration dans une tradition universelle du conte, ou plutôt du conteur. La présence de Shakespeare tout au long de cette saga n'en est que plus évidente. Sa présence n'est pas une simple coquetterie. Mais il puise aussi dans les traditions africaines et orientales, dans la tradition populaire... Il faut passer quelques  à priori pour se lancer dans cette série. Insistez au delà des deux premiers tomes avant de décider de persévérer ou nom. L'univers de Sandman est trop vaste pour n'être qu'effleuré Il peut ne pas vous plaire, mais il faut lui laisser le temps de vous toucher.
Plusieurs séries parallèles virent le jour, autour de personnages secondaires, avec des fortunes diveres. Neil Gaiman & Mark Bachalo ont consacré deux très bons récits à Death, sans doute l'autre personnage marquant de la série. Zezelj illustra un étonnant récit consacré au Corinthien, un cauchemar créé par Dream (étrangement, ce récit a été traduit en français aux éditions Mosquito, sans qu'aucune référence ne soit fait de l'appartenance de ce récit à l'univers de Sandman). Il y eut également des hors-séries consacré à Destiny, Marv' ou Thessaly. Il y eu aussi un run consacré à Lucifer Morningstar illustré par John J Muth, qui présente la curiosité de faire intervenir Dream, mais il est très mauvais.
 
Depuis la fin de Sandman, Neil Gaiman délaisse un peu la bande dessinée et se consacre de plus en plus à d'autres médias: littérature et cinéma. Il a publié plusieurs romans, qui gardent sa patte si particulière, dont American Gods et Anansi Boys, ainsi que de nombreuses nouvelles compilées dans Fragiles Things and Smoke and Mirrors. Il a épaulé son compère Dave McKean dans la réalisation de son film MirrorMask, adapté son roman Stardust et Neverwhere, écrit des livres pour la jeunesse (Coraline Le jour où j'ai échangé mon père contre deux poissons rouges) et même sorti un disque avec sa femme Amanda Palmer (poésies, chansons, causeries et beaucoup d'humour pour qui a un bon niveau d'anglais). Autant de directions qui méritent d'être explorées tant cet auteur est passionnant.


mercredi 16 mai 2012

La Cage de Martin Vaughn-James





  •  
     
    La Cage est un livre sans histoire et sans personnage.
    La Cage est une bande dessinée qui n'en est pas vraiment une.
    La cage est un univers étrange et labyrinthique, ou le lecteur se perd, parce qu'il ne peut appréhender s'il est au dedans ou en dehors.
    La cage est un voyage que l'on croit figé dans le temps et l'espace...




    Et pourtant...


    Cette immobilité qui semble sans cesse sur le point d'exploser
    Cette décrépitude qui s'insinue dans chaque section de la Cage
    Cette végétation qui recouvre les ruines de ce que fut la Cage, de ce qu'elle est ou de ce qu'elle sera...




    ...à moins qu'elle n'ait toujours été, sous toutes ces formes et encore tant d'autres à venir.


    Cette absence de personnage, contrebalancée par un narratif en décalage, comme si le narrateur avait déserté la Cage depuis longtemps déjà, ne subsistant de lui que son fantôme... des brides de paroles qui flottent, prisonnières d'un univers qui se meurt depuis des lustres... ou qui renaît encore et encore.
    Cette mutation constante, comme prise dans la masse, mais pourtant indubitable, paradoxe supplémentaire d'un univers régi par ses propres règles qui nous échappent.
    La Cage est une expérience limite, exigeante, non pas dans ce qu'elle réprésente, mais dans ce qu'elle demande au lecteur: accepter de se laisser emprisonner en elle pour mieux s'en échapper.





  • bordure
    coin bordure

    vendredi 11 mai 2012

    Jardin de Yûichi Yokoyama (Editions Matière)

    Par une brèche dans un mur, plusieurs centaines de personnes pénètrent dans le "Jardin". Ils explorent ce vaste territoire interdit, constitué d’une succession de paysages artificiels animés de mouvements automatisés. Voilà pour le sujet de cet étrange ouvrage de Yûichi Yokoyama.
    En pénétrant dans ce jardin, cette foule compacte quitte la scène et passe dans les coulisses. Ce jardin a-t-il jamais été public ? Le premier phylactère le suggère. Pourtant, il semble inachevé et cette foule n'y a jamais pénétré. L'aubaine est trop tentante. S'en suit une exploration menée au pas de course, la foule restant bizzarement groupée, ne s'arrêtant que rarement pour observer telle ou telle "attraction", mais s'en détournant vite.
    Yûichi Yokoyama en dédicace
    L'oeuvre de Yûichi Yokoyama est singulière, radicale et terriblement cohérente. Elle ne ressemble à aucune autre. L'intrigue est réduite à sa plus simple expression, montrant une progression narrative sans en dévoiler les motivations, et au graphisme d'un réalisme abstrait. Il semble préférer les artefacts à la réalité. Si ses personnages présentent tous les attributs d'êtres humains, en sont-ils réellement ? Ils évoquent d'étranges entités humanoïdes, au comportement et à l'allure vaguement humaine, mais trop limitée pour pouvoir se réclamer de cette qualité. Par exemple, un des membres de la foule prend clichés sur clichés, au point que son visage est quasi en permanence dissimulé derrière le flash de son appareil. De plus, ils n'affectent aucun trait psychologique particulier. Leur comportement évoque davantage un robot appliquant une procédure, sans libre arbitre. Nous pouvons juste relever une certaine curiosité devant les étrangetés du Jardin. Mais leur attention se porte sur des éléments parfois surprenant, ce qui rappelle que le monde que fait vivre de Yokoyama n'est pas le nôtre. Tout y évoque la réalité, mais d'une manière distordue, excessive, à la limite de l'hystérie.
    cliquez pour une version plus grande

    Le Jardin, à l'instar de la foule qui l'explore, représente plus l'idée d'un jardin qu'un jardin à proprement parler. On n'y retrouve guère de plantes, mais plutôt une collection d'artefacts, d'erzats, de trompe-l'oeil... deux carcasses de voiture collées l'une à l'autre comme des pots de fleur. Des cabines d'avion plantées verticalement, de fausses maisons en tous genres, des rivières de balles... Tout défie la logique, sans que cela n'étonne outre mesure la foule. Seule compte l'exploration, qui ne manque pas de danger. Et pourtant, aucune trace de peur, malgré les prouesses qu'elle doit réaliser pour avancer. Elle ne s'inquiète que de rares gardiens qui patrouillent dans les allées du jardin.

    Jusqu'à présent, les livres de Yokoyama (citons Travaux Publics et Voyage)ne comportaient aucun dialogue. Ils n'étaient pas muets pour autant, des sons étant intégrés à son dessin, symbolisés par des idéogrammes se traduisant par des onomatopées. Etant intraduisibles par nature, l'adaptation française n'a pu, pour éviter de dénaturer le dessin, que les "sous-titrer" discrètement. Il s'agit de la moins mauvaise solution, même si cela se fait au détriment d'une partie de la force d'évocation de l'ensemble.
    de la difficulté de traduire les idéogrammes
    Pour la première fois, la parole fait son apparition dans cet ouvrage. Mais les dialogues gardent une froideur mécanique, plus de l'ordre de l'énoncé d'information que d'une forme de communication. Les interactions verbales demeurent rares et sont généralement purement factuelles. Elles ne s'accompagnent jamais d'une véritable interaction entre les personnages.
    En lisant ce livre, il est difficile de ne pas regretter que Yokoyama soit limité par le carcan du support papier. A l'heure où la bande dessinée sur support numérique tente de se développer, le plus souvent ne permettant que de scroller ou zoomer dans du IR$ sur son iPhone, "Jardin" présente plusieurs de possibilités d'interactivité.
    Par exemple, un support multimédia pourrait tirer parti de l'intégration intime des idéogrammes servant de bruitage dans le dessin. Des sons pourraient être activés au moyen du curseur de la souris. De même, la progression de le foule suit un mode purement aléatoire, autrement dit nous sommes soumis au bon vouloir de l'auteur, auquel l'interactivité pourrait substituer celle du lecteur. Enfin, 4 "développements" sont repris en fin de volume. A certain moment, des scènes sont continuées hors de la ligne narrative principale. Ces développements pourraient être accédés à la manière de "niveaux cachés". Autant d'éléments qui démontrent la singularité de cette oeuvre, surtout de la part d'un auteur qui prétend ne pas posséder d'ordinateur.

    jeudi 10 mai 2012

    Le premier retour oublié de Rork

    Avant Le cimetière de Cathédrales, Andreas avait déjà ressuscité une première fois Rork dans un court récit, "Les Oubliés", paru dans le journal de Tintin. Mais lorsque le Lombard lui offrit un contrat pour 5 albums supplémentaires, il décida d'ignorer cet épisode.
    Les scans ci-dessous sont tirés du site de Quentin Gausset, qui a réuni de nombreux inédits d'Andreas. Merci à lui.

    Sur Picasa













    vendredi 4 mai 2012

    Rork, Le cimetère de Cathédrales, par Andreas





    Sans doute le premier grands choc de ma jeunesse bédéphilique... Encore un album dégotté chez mon cousin qui l'avait emprunté à la bibliothèque. Je l‘ai lu un soir de dîner de famille où je me faisais chier. J'étais le cadet de loin de tous mes cousins et cousines, qui, jeunes ados, n'en avaient rien à carrer du petit mioche.
    Sammy, de Beck et Cauvin
    Je fus d’abord surpris par ces premières pages qui n’étaient pas de la bande dessinée, mais plutôt un dossier attribué à l’un des personnages. D’un coup, la bande dessinée sortait de son cadre de cases et de planches pour devenir difficile.
    La deuxième surprise fut causée par un dessin étrangement tordu, loin des rondeurs rassurantes d’un Sammy. Thierry Groensteen définit le style d'Andreas comme utilisant des postures mélodramatiques (je ne me rappelle plus de l'expression exacte) pour insister sur les postures parfois excessives qu'utilisent Andreas pour mieux exprimer l'état d'esprit de ses personnages.



    Et que dire de cette histoire que je ne comprenais pas vraiment. Surtout qu'il se passait des trucs bizarres dans la succession des cases. Ce n'était pas linéaire, comme j'en avais l'habitude. La mise en page n’était pas un simple gaufrier, et osait des proportions étranges, de longues cases comme des lames de couteaux, et même des pleines pages, que je n’avais encore jamais vu. La bande dessinée, c’était donc autre chose que les Tuniques Bleues et Astérix ?
    Cette vision de cathédrales perdues en plein coeur de la forêt amazonienne allait me hanter longtemps.



    J'ai dû le relire deux ou trois fois d'affilée, en revenant régulièrement en arrière. Et, progressivement, j'y voyai plus clair. Ce n'était clairement pas de mon âge (10 ou 12 ans maximum), mais je sentais qu'il se passait quelque chose.
    Des années plus tard, je commençai à piller une bibliothèque assez riche en bandes dessinées et je découvris la genèse de Rork, ainsi que quelques tomes de la suite. Il me semble que les tomes 4 et 7 manquaient. J’adorai ces histoires et finis par les acheter. Dans un réflexe compulsif lors de ma période d’intoxication bédéphilique, j’achetai même les rééditions. Je voulais toutes les éditions (qui différaient principalement par une couverture moins réussie et un papier glacé). Lors d’un passage aux USA, j’achetai même un double album en noir et blanc qui reprend le cimetière de cathédrales et Lumière d’étoile, traduits par JM Lofficier.
     Je me contente désormais des éditions d’origines (j’ignore s’il s’agit d’EO, et je m’en fous). Les autres sont relégués au grenier.


    Rork fit son apparition pour la première fois dans les pages du journal de Tintin en 1978. Il est présenté au départ comme un sorcier aux cheveux blancs (un héros de plus à présenter cette particularité capillaire après Bernard Prince et Bruno Brazil). Il vit de courtes histoires indépendantes, sous influence lovecraftienne pour l’ambiance et de Bernie Wrightson pour le dessin. Autrement dit, à mille lieues des héros habituels du journal.
    Une illustration de Bernie Wrightson pour Frankenstein
    On m’a d’ailleurs raconté qu’à l’époque, Andreas se retrouvait toujours hors des 50 premières places du référendum annuel sur les auteurs et héros du journal. Pour l'anecdote, on m'a également raconté qu’un auteur et sa femme truquaient les résultaient en envoyant eux-mêmes de nombreux formulaires lui étant favorables, tandis que sa femme écrivait de fausses lettres de fans pour faire mousser son artiste de mari (je ne suis pas sûr de la véracité, je ne donne pas le nom pour éviter les mauvais procès :o)).
    Au début, ces courts récits nétaient pas prévus pour être repris en album, mais le Lombard lui demanda rapidement d'inclure un fil conducteur en vue d'une éventuelle publication en album. Andreas s'exécuta, mais l'ensemble sera toujours un peu bancal. Andreas mit un terme à la saga de Rork en 1982, devant le peu d'intérêt du Lombard. A quelques mois de la fin du contrat le liant à l'editeur, ce dernier publia enfin Fragments et Passages) en 1984 dans la collection „Histoires et Légendes“. Entretemps, Andreas s'était consacré à d’autres projets, dont Cromwell Stone, qui évoque l’univers de Rork par de nombreux aspects (avant de s’y rattacher de manière quasi directe avec "le testament de Cromwell Stone"), le diptyque Cyrus-Mil et Fantalia.
    En 1988, Le Lombard, surpris par des ventes supérieures à leurs attentes, demanda à Andreas de relancer Rork. Il décida de faire l'impasse sur un court récit qu’il avait publié dans Tintin qui ressuscitait Rork une première fois pour entamer cette nouvelle histoire qui s’étendra sur 5 tomes. Malheureusement, face à la complexité croissante de son intrigue, Andreas voulut soit ajouter un sixième tome à ce nouveau cycle, soit réaliser un album double pour clore l’histoire, ce qui fut refusé par l’éditeur. Le dernier album propose donc une conclusion frustrante.
    Il est à noter qu’Andreas y créera un personnage important pour la suite: l’aventurier et astrologue Capricorne, qui aura sa propre série une dizaine d’année plus tard.
    Andreas reste un des auteurs que je préfère dans la bande dessinée franco-belge. Il reste fondamentalement un auteur fidèle à la tradition franco belge. S’il expérimente, cela reste dans le cadre précis du format standard. Il reconnaît lui-même avoir besoin de contraintes pour se dépasser. Seules exceptions notables: Fantalia -les contraintes étaient d'un autre ordre- et Le Triangle Rouge.
    PS: Depuis de nombreuses années étaient annoncés une intégrale de Rork ainsi qu'un hypothétique Rork 0, sur lequel travaillait Andreas entre ses autres projets. Ces projets se concrétiseront enfin dans la seconde moitié de 2012.


    Lettre aux Survivants, un roman dessiné de Gébé




    Au début des années 70, Gébé se lance dans l’épopée utopique de l’An 1. On s’arrête, on fait un pas de côté et on réfléchit. On planche sur un film à faire ensemble. Il y a de l’optimisme, de la foi en l’avenir. Ce monde est bien mal en point, mais il ne tient qu’à nous de le remettre sur pied.
    En 1981, l’ambiance est toute autre. C’est à peu près l’époque choisie par Alan Moore pour mettre en scène le monde morbide de Watchmen. La peur de La Guerre Nucléaire, la vraie Der des Der, parce qu'il ne restera plus personne, ressurgit. L’élection de Mitterand fait même craindre à certains l’arrivée des chars soviétique à Paris .

    Koudelka, attendant les chars à Prague en 1968

    Loin de l’utopie de l’An 1, Gébé signe alors cette troublante Lettre aux survivants.
    Parue initialement chez Albin Michel sous l’appelation roman dessiné (sans doute en écho au terme "graphic novel" popularisé par Will Eisner), elle fut rééditée par l’Association en 2002. Ironie de l’histoire, si 1981 fut l’année du triomphe de Mitterand, 2002 fut celle de l‘humiliation de Lionel Jospin, éjecté du second tour de l’élection présidentielle par Jean-Marie Lepen.
    Lettre aux survivants est précurseur dans la forme. Gébé compose des planches ou textes et dessins se mélangent hors de tout cadre prédéfini. Cette liberté formelle était encore très nouvelle à l’époque.

    L’apocalypse a eu lieu. Les bombes ont rasé toute vie sur la surface de la Terre. Quelques survivants attendent calfeutrés dans leurs abris anti-atomiques. Mais qu’attendent-ils ? Le facteur, tout simplement.
    Nagasaki, 1945

    Affublé d‘une combinaison anti-radiations, il parcourt ce paysage désolé sur son vélo et apporte le courrier. Drôle de courrier, d’ailleurs, qu’il lit à cette famille modèle de petits bourgeois par l’intermédiaire d’un conduit d’aération. Les missives sont autant de fables absurdes qui désorientent ses auditeurs.
    Gébé
    Récit politique et poétique, cette lettre aux survivants questionne avec intelligence et humour certaines dérives de la société actuelle. En se plaçant délibérément dans le domaine de la fable et du symbole, Gébé évite l’écueil de la dénonciation des vices d’une période précise (les années 80 sous influence tatchérienne et reaganienne). Il prend de la hauteur et dénonce les vices d’une humanité toujours aussi malade 30 ans plus tard. Cette lettre fait froid dans le dos parce que, sous des airs fantaisistes, sa lucidité ne fait aucun doute. Le titre, d’ailleurs, ne fait mention que d’une seule lettre, alors que le facteur en délivre plusieurs. Simplement parce que ce livre est la seule lettre qui compte et qu’elle s’addresse aux survivants que nous sommes. Survivants anticipatifs d'une catastrophe qui est en train de se produire. Cette lettre en devient presque un testament que nous a laissé Gébé, plus de 20 ans avant sa mort en 2004.



    jeudi 3 mai 2012

    "Aboie George" de Jules Feiffer en dessin animé


    Tantrum de Jules Feiffer


    En anglais, tantrum fait référence à une violente démonstration de colère ou de frustration. Une très grosse colère, en fait
    Typiquement, on rencontre de telles crises chez les enfants. Nous avons tous déjà dû faire face à ces moments un peu pénible où notre charmant petit ange se transforme en machine à hurler et se rouler par terre, de préférence en public, parce que, non, nous allons bientôt dîner et qu’il ne faut pas gâcher son repas avec des chips. Il faut être raisonnable, mon petit.

    Cela ne dure jamais très longtemps, et après avoir entendu que nous étions méchants, que nous rendions notre enfant très malheureux, qu’en Italie, les parents qui enlèvent le pain de la bouche de leurs enfants vont en prison (sic), la grosse colère disparaît comme elle est venue

    Et il est temps de passer à table pour manger ses épinards.

    Le tantrum est un caprice d’enfant. Et pourquoi un adulte, théoriquement responsable, n’aurait pas le droit à son petit tantrum ? Un adulte n’a-t-il pas aussi à gérer colère et frustration ? Surtout de la frustration. Une énorme frustration. C’est ainsi que commence cette petite perle signée Jules Feiffer. Léo, son héros en a assez. Plus qu’assez. Il n’en peut plus d’être un bon mari, d’être un bon père, un travailleur consciencieux. Il ne veut plus être un adulte.

    Et il pique une grosse colère. Il se roule par terre. Il hurle, tant et si bien qu’il redevient un enfant de deux ans.

    Deux ans, la belle vie pour l’enfant. Le Terrible Two pour les parents. La première adolescence. Le première âge de la révolte. L’enfant prend conscience de son individualité et découvre le pouvoir d’opposition suprême de ce mot magique: NON.
    Mais pour éviter les conflits, il suffit de bien peu de chose, parce que Léo ne demande finalement pas grand chose. Un peu d’attention pour lui, être gâté, choyé. Materné, en somme.

    Redevenir un enfant lui permet d’échapper à ses responsabilités et de profiter pleinement de la vie. Du moins l’espère-t-il parce qu’il doit vite déchanter. Il se heurte à l'hostilité de ses proches, qui sont loin d’être ravis de le voir renoncer à son rôle d'adulte. Il découvre surtout que son mal-être était loin d’être unique. Ses proches se débattent avec les mêmes angoisses, mais ils n’ont pas pu, pas su ou pas voulu fuir comme il l’a fait. Cette fuite en avant prend même des airs d'épiphanie lorsqu’il découvre que d’autres ont choisi la même forme de régressions que lui. Il se croyait seul à souffrir. Il ne l’était pas. Il pensait que sa fuite avait quelque chose d’unique et de grandiose. Il n’est qu’un parmi d’autres. A quoi bon sortir d’un moule pour en rejoindre un autre ?

    Au fil des pages, Jules Feiffer compose une fable à la fois tendre et caustique sur la crise de la quarantaine. Ces pages évoquent l'urgence d'une création sur le fil. Le trait est sec et nerveux, mais d'une expressivité étonnante, autour desquels s’articulent des dialogues percutants (Jules Feiffer est aussi dramaturge et scénariste, à qui on doit le méconnu mais superbe Carnal Knowledge mais aussi le pénible Popeye)

    J'ose parler de chef d'œuvre. Et on ne peut que féliciter les 400 coups d'avoir édité ce livre, voulu par Jimmy Beaulieu. En effet, son potentiel commercial paraît tellement faible, au vu des canons actuels. Mais il est des livres qui méritent d'exister et d'être découvert. Tantrum est fait partie. S'il vous plaît, achetez ce livre. Vous ne le regretterez pas!

    PS, de Jules Feiffer, ancien assistant de Will Eisner, je ne peux m’empêcher de signaler d'autres merveilles:
    Aboie George  une perle pour les enfants que mon gamin adore



    L’anthologie The Explainers de ses strips pour “The Village Voice” (uniquement en anglais), et je vous invite également à lire l'article qui lui est consacré sur l'excellent site du9. Ces strips satiriques restent d'une étonnante actualité alors qu'il ont été publiés il y a plus de 50 ans.






    Et le recueil Je ne suis pas n’importe qui édité par Futuropolis