mardi 28 avril 2015

Thanéros, série maudite


Au début des années 80, un nouvel éditeur fit son apparition: Novedi. Il ne fut actif qu’une petite dizaine d’année, entre 1981 et 1990, avant de faire faillite et de voir son catalogue repris essentiellement par Dargaud, Lombard et Dupuis. Ce catalogue comprenait, entre autres, plusieurs tomes de séries de Jean-Michel Charlier, dont Blueberry et Buck Danny, des séries “historiques” comme Dan Cooper et Eric Castel ou encore deux series dont le succès ne s’est pas démenti par la suite: Jeremiah et Jessica Blandy.
Et, perdu au milieu de ce catalogue, les deux premiers albums d’une série intrigante: Thanéros, signée des novices Eric Larnoy, Claude Carré et Denis Parent. Le série est reprise par Dupuis, qui publie un troisième tome dans le jeune label Repérages, mais sans rééditer les deux premiers tomes. Sans doute comptait-il intégrer la totalité de la série lors de la publication du quatrième et dernier volume de cette série, Le cercle du hasard. Mais la grande faucheuse en décida autrement et le talentueux dessinateur de Thanéros, Eric Larnoy, fut emporté par la maladie à l’âge de 36 ans. Fin de l’histoire ?
une planche de Gloum
Pas vraiment, parce que cette série était suffisamment marquante et originale pour qu’il reste un petit cercle d’amateurs qui continuent d’espérer que le dernier tome soit un jour réalisé. Et une belle histoire faillit même voir le jour lorsqu’un dessinateur, Gloum, grand amateur de la série, en parle sur son blog, et se déclare prêt à en dessiner l’hypothétique dernier tome. Les scénaristes Carré et Parent le contactent et décident de collaborer avec lui pour enfin terminer ce cycle. L’affaire semble bien engagée, Gloum publie même quelques planches finalisées sur son blog... avant que tout ne s’arrête, faute d’éditeur.

En effet, terminer Thanéros implique de rééditer les trois premiers volumes, propriété de Dupuis. Ce dernier n’est visiblement pas intéressé par l’avenir de la série et ne devrait pas s’opposer à la levée son droit de propriété. Ce n’est donc pas l’obstacle le plus important. Le problème majeur concerne la réédition des trois premiers tomes. Est-il envisageable, et même viable, d’éditer le tome 4 d’une série alors que les trois premiers tomes sont indisponibles depuis près de 20 ans? Comment supporter les coûts d’une réédition? Cette équation impossible complique la reprise de la série, et a remis en sommeil la réalisation de ce dernier tome. Les auteurs ont envisagé plusieurs pistes, incluant le crowdfunding, la réédition des 3 premiers tomes en format digital uniquement... Denis Parent avait même renoncé à toute forme de rémunération pour lui-même. il lui importe plus que le livre voit le jour et que Gloum soit justement rémunéré pour son travail.
Et pourtant, que cette série avait un tel potentiel et il est tellement frustrant de la voir inachevée, malgré la volonté évidente des auteurs de la terminer, qui restent très attaché à cet univers.

 

Mais finalement, de quoi parle Thanéros, et pourquoi mérite-t-elle qu’on s’y intéresse encore?
Le point de départ de son intrigue est des plus classique. Harold et Hanna se retrouvent projetés dans un monde parallèle dont ils doivent s'en échapper au plus vite. Ce qui distingue Thanéros de pas mal d’autres séries tient à son ton très particulier et à la nature même du monde qu’elle explore. On pourrait la définir comme une fantaisie cruelle.
Les auteurs décrivent patiemment un univers d’une étonnante profondeur, cohérence et richesse. Pourtant, sa véritable nature reste mystérieuse: enfer , purgatoire, réalité déformée? Le quatrième et dernier tome allait probablement lever le voile sur cette question.
Jusque là, Thanéros se dévoile révèle naturellement au fil des pages, mais jamais au détriment de l’enjeu premier de ce récit: la quête d’Harold et Hanna. Tout est question de mise en page, d’éléments habilement introduits... Chaque péripétie amène le lecteur à découvrir un peu plus ce monde ou la cruauté est maître du hasard et où le hasard engendre la cruauté. Chaque personnage apparaît comme un ambassadeur de son monde. Par exemple, à Thanéros, les voyages en train sont gratuits. Pourtant, le prix à payer est exorbitant. Paradoxal ? Pas dans la logique si particulière de Thanéros.
Mais je m’en voudrais de trop en révéler.
La langue employé est aussi intéressante. Au cours du second tome, les héros se retrouvent sur le banc des accusés d’un tribunal délirant. L’avocat général, dissimulé dans une tunique qui cache ses traits, se contente d’un sépulcral La faute, donc la mort, alors que l’avocat de la défense, un nabot qui n’est pas sans rappeler Groucho Marx, se lance dans une plaidoirie interminable, toute en circonvolutions et apartés. Cette totale opposition de style met en evidence la dualité de Thanéros… 
Pourtant, on ne ressent jamais le trop plein d’idées qui peut plomber certains livres mettant en jeu un autre monde. Je pense par exemple à Acqua Alta de Daria Schmidt dont le scénario était étouffé par la mise en place d’un univers complexe et trop riche.


Lorsqu’on se penche sur l’étymologie de Thanéros apparaissent clairement les notions antagonistes que sont Thanatos/la Mort et Eros/l’Amour. La Mort et l’Amour… Tout l’univers de Thanéros semble construit sur une logique d’opposition.
Le hasard se le dispute à la cruauté.
Les Scrybes et les Majordomes s’opposent violemment.

Les mondes des adultes et des enfants sont en guerre.
Le troisième tome introduit le personnage de Peliqan, leader illuminé et auto proclamé du GOSSE, mouvement révolutionnaire du puerilariat en pleine lutte armée contre les adultes. Cet avatar de de Staline entame une marche sur Thanéros qui tient autant de la Grande Marche de Mao ou la Marche sur Rome de Mussolini. Est-ce un hasard que les auteurs aient choisi un couple au bord de la rupture pour incarner les trespasseurs, ainsi que l'on désigne les étrangers échoué à Thanéros ? Denis Parent, l’un des scénaristes, m’a confirmé que tout cela est lié. Je n’en sais pas plus, malheureusement.
Mais cela suffit-il à expliquer pourquoi Thanéros est une telle réussite? La truculence des personnages secondaires, la qualité des dialogues, les jeux de mots… tout cela n’a guère de sens si le couple Harold-Hanna n’est pas à la hauteur. Dans ce couple, l’élément dominant est incontestablement Hanna. Elle est également la narratrice de ce récit. Sa voix hante les pages, laissant planer une étrange nostalgie. Harold reste un personnage plus indéchiffrable. Son regard, en permanence dissimulé derrière ses lunettes, n’apparaît pour la première fois qu’à la fin de tome 3. Il semble suivre le mouvement, insensible à la folie ambiante. Il n’exprime jamais ses sentiments avant ce tome 3. Pourtant, au fil des pages, le lecteur comprend que Harold, même s’il semble l’ignorer lui-même, est intimement lié à Thanéros. De quelle manière, cela reste un mystère.
Hanna est l’héroïne.
Plus qu’Harold, elle est étrangère à ce monde. Mais très vite, Thanéros va l’impliquer d’une manière inattendue, en réveillant une ancienne blessure. Une fêlure apparaît. Un drame intime, une culpabilité qui la ronge… Les auteurs la dévoilent progressivement, ajoutant un enjeu supplémentaire à leur intrigue. Cette intrusion de l’intime dans un genre tenant plutôt de la fantasy, ajoute une intensité dramatique surprenante. D’ailleurs, la couverture du tome 2 tranche violemment avec celle des deux autres tomes. En terme de composition, les personnages semblent emprisonnés, la distance entre Harold et Hanna paraît insurmontable, la posture abattue d’Hanna traduit la souffrance… une illustration qui évoque plus un drame intime qu’une aventure fantastique. Et c’est bien de cela qu’il s’agit.

Une réflexion me poursuit depuis que j’ai entamé cet article il y a très longtemps, puis laissé en friches pour diverses raisons. Je m’acharnais à écorcher le nom d’Hanna, lui ajoutant un H final. L’ajout de ce H final me semblait tellement logique parce qu'il transformait son nom en palindrome. Cette graphie H-A-N-N-A-H s’impose de manière tellement inconsciente que j’ai dû corriger tout le texte. Et pourtant, si Thanéros est basé sur la dualité Thanatos/Eros, et si les prénoms de Harold et Hanna (sans H final) commencent tous les deux par HA, comme tHAnéros, et pourquoi pas Anna, qui est déjà un palindrome? pourquoi ce H qui ouvre son prénom ? Rajouter un H final  ou omettre le H existant ne fermerait-il pas symboliquement sa blessure ? Et la réconcilierait avec elle-même ? Je peux révéler que Thanatos hante Hanna. Est-ce que la réconciliation d’Eros et Thanatos au coeur d’Hanna lui permettra de fermer la blessure ? De devenir HannaH (ou Anna)? De vaincre la dualité de Thanéros en retrouvant son unité? Que devra-t-elle abandonner, ou prendre? Ce ne sont que de simples suppositions.
Il me semble évident que Hanna sera la clé pour sortir de Thanéros. Si la résolution des non-dits dans son couple avec Harold semble liée, vaincre son propre conflit intérieur me semble tout aussi essentiel. Quant à Harold, son rôle apparaît plus mystérieux. Il devrait en toute logique aussi avoir un conflit à résoudre, lié à son père?

A l'heure qu'il est, la reprise semble abandonnée. Le troisième tome s'achevait sur cette planche. Depuis 1994, le destin de Thanéros semble suspendu à ce point d'interrogation.



mercredi 1 avril 2015

Les Toyottes, série (injustement) méconnue de Carpentier et Cauvin


 Les Toyottes est une série un peu à part dans la carrière de Raoul Cauvin, et ce à plus d'un titre. En 1980, Cauvin met un terme à son contrat d'exclusivité avec Dupuis. Il entame cette série avec Louis-Michel Carpentier chez Casterman, sans être crédité. Après 2 premiers épisodes passés inaperçus, il décide de signer les scénarios à partir du tome 3. Mais les ventes ne décolleront jamais et la série sera finalement annulée après le cinquième tome.
Ablette
Paradoxalement, lorsque le nom de Cauvin est apparu sur les couvertures, les critiques fusèrent pour regretter l'affadissement de la série depuis que Cauvin en assurait le scénario. La qualité avait-t-elle effectivement baissé entre les tomes 2 et 3 ? Pas vraiment, ils sont de qualité égale, et plutôt réussis. Mais Cauvin était victime d'un délit de faciès. Mal aimé, déjà à l'époque, il était de bon ton de le dénigrer. Depuis, d'autres auteurs "bénéficient" de ce traitement de faveur. Ironiquement, à la même époque, certains regrettaient que Berck perde son temps sur Sammy, scénarisé par Cauvin, au lieu de se consacrer à sa propre série Lou. Cauvin en a pourtant signé tous les scénarios, mais n'était pas crédité parce qu'il ne voulait donner l'impression de remplir le journal de Spirou à lui tout seul.
Cauvin n'était visiblement jamais aussi bon que lorsqu'il ne signait pas ses scénarios. Comme quoi...
Mais revenons aux Toyottes, série animalière post-apocalyptique qui n'est sans doute pas mémorable mais qui mérite d'être redécouverte.

En ce temps-là... les hommes avaient détruit leur propre monde. A force de bombes de plus en plus nombreuses, de plus en plus destructrices, ils avaient transformé la surface du globe en un vaste charnier. Seul le peuple souterrain des rats échappe au désastre...

Le décors est posé.
De là, Cauvin et Carpentier propose une série qui capitalise sur des ressors classiques, essentiellement basé sur une galerie de personnages fortement typés parmi lesquels on retrouve le roi autoritaire, détestable et ridicule Claudius Rapedadédilapoulos IV, qui règne de main de fer sur une communauté de rats noirs étrangement exclusivement masculine.
Claudius Rapedadédilapoulos IV et Cyprien le râleur
Il y a le prince héritier Barnabé, queue-de-race débile, Thémistocle, le conseiller pleutre toujours d'accord avec son souverain (« à votre avis, Siiiiire »), le sergent grande gueule qui n'est pas sans rappeler le capitaine Starck (et, sans doute, le frère de Cauvin, militaire de carrière), Gédéon l'inventeur enthousiaste, Cyprien le râleur congénital et l'imbécile Ablette ("mais qu'il est bête, celui-là").

Apparaîtront par la suite les seules femmes de la série, la Reine Claude (archétype de la femme hystérique) et sa fille la Princesse Macédoine de Légumes (pendant de Barnabé), qui règnent sur une communauté de rats blancs, étrangement exclusivement... masculine. C'est d'ailleurs l'une des bizarrerie de cette série, les 2 peuples semblant être le reflet l'un de l'autre, il aurait été logique que les rats blanches soient toutes femelles.
Faut-il y voir une forme de sexisme de la part des auteurs ? Je ne pense pas que cela soit conscient de leur part. Les personnages féminins restaient rares dans la bande dessinée, et cantonnés à des rôles mineurs et stéréotypés. Les Laureline, Yoko Tsuno, queue-de-Cerise, Comanche et quelques autres restaient des exceptions dans un monde très bien pensant. Les lignes commençaient à peine à bouger et Cauvin n'a jamais fait partie des pionniers en la matière.
Et l'accusation de sexisme tiendrait si les personnages masculins bénéficiaient d'un traitement de faveur. Or, ils ne sont que des archétypes de comédies, guère flattés par les auteurs. La Reine Claude et le Roi Claudius font franchement jeu égal. Pas un n'échappe au ridicule. Les Toyottes était une série finalement banale, qui, consciemment ou non, évitait toute sexualisation du propos parce qu'on s'adressait à des mômes.
Pourtant, malgré cet aspect banal, presque désuet, j'ai toujours gardé une tendresse pour cette série mal aimée, mais que les auteurs ont tenté de rescussiter plusieurs fois, d'abord sous la formes de gags plus caustiques, d'un livre jeu et même d'un jeu vidéo, mais sans succès.



Elle repose sur des mécanismes classiques et sans surprises. Pour une raison ou une autre, les Toyottes sont contraints de sortit pour affronter les dangers de l'extérieur. Mais les situations fonctionnent bien, l'univers est amusant et les personnages bien utilisés.Et j'avoue la relire de temps en temps avec plaisir. Il suffit de la prendre pour ce qu'elle est.