mercredi 22 août 2012

Sergio Toppi

Pour une fois, une courte note en écho à l'actualité. Sergio Toppi vient de décéder. Il fait partie de ces auteurs injustement sous-estimés et je ne peux que remercier les éditions Mosquito de Michel Jans pour leur travail de réédition de l'oeuvre de Toppi.
J'ai découvert en même temps Sergio Toppi et Dino Battaglia, grâce à Mosquito. Ces deux auteurs italiens se caractérisent par un style original et personnel. Ils m'ont fait découvrir d'autres territoires de la bande dessinée.
Pour Toppi, l'unité narrative de la bande dessinée est la planche. On retrouve de nombreux exemples de planches sans case, où personnages se chevauchent, se mélangent sans souci d'échelle.
Dans une interview, Nicolas Vadot disait que pour lui, la bande dessinée se rapproche plus de la poésie et de la musique que du cinéma. Dans le cas de Toppi, c'est on ne peut plus vrai

Une planche de Sharaz-De, sa relecture des mille et une nuits

Toppi fait partie de ces auteurs négligés. Sans doute est-ce parce qu'il a essentiellement réalisé des courts récits où des travaux de commandes, au détriment de sa propre carrière. On ne lui doit qu'une seule série: Le Collectionneur, dont voici la présentation par Mosquito:
Loin des salles de ventes aux enchères feutrées le collectionneur traque l'objet d'art volé. Ce dandy pirate est aussi à l'aise chez les Dayak que Lupin chez les rupins, le crime en plus. Et gare aux vulgaires, car face à cet esthète du méfait, ne pas respecter les bonnes manières conduit droit à la mort sans frais. Des jungles de Bornéo aux plateaux Afghans, se déploie le cruel marivaudage des héros coloniaux, maîtres es-rapines et embuscades florentines. Aristocrate dévoyé, le Collectionneur court après tous les Faucons Maltais que lui offre Toppi, ce génial géo-graphiste de l'Aventure !
Mais l'essentiel de son oeuvre est constitué de courts récits fantastiques, souvent teinté d'humour noir.  Plusieurs d'entre eux ont déjà été réédité par Mosquito. Je me dois aussi de signaler ce qui est sans doute sa plus grande réussite: Sharaz-De, sa relecture des contes de 1001, que je ne peux que vous conseiller de lire.

jeudi 16 août 2012

Le Transperceneige de Jacques Lob et Jean-Marc Rochette



 
C’est le Transperceneige aux mille et un wagons, dernier bastion de la civilisation.

Le Transperceneige est sans conteste l'un des classiques de la bande dessinée d'anticipation franco-belge. Jacques Lob l'avait initialement écrit pour Alexis, l'auteur de Super Dupont. Mais celui-ci décéda brutalement en 1977, après en avoir seulement réalisé 16 planches..



Une planche de Alexis pour la première version du Transperceneige
Dans sa mouture originale, le récit, fortement influencé par le style fantaisiste de son dessinateur,  se voulait surréaliste et burlesque. Lorsque Jacques Lob décida, au début des années 80, de relancer ce projet en collaboration avec Jean-Marc Rochette, il s'adapta au style plus froid ce dernier. Le récit dévia donc de sa veine humoristique initiale pour devenir une fable politique plus sombre.


Le Transperceneige est un
train conçu pour des "croisières d'agrément sur rail". Un jouet pour les plus riches, en somme. Mais lorsque le climat s'est brusquement déréglé, le train fut littéralement pris d'assaut par la foule. Si les élites militaires et politiques avaient déjà trouvé refuge dans cette arche tout-confort, il fallut rajouter en hâte des wagons de deuxième classe pour accueillir plus de monde. Des wagons de fret furent enfin attachés en queue de convoi pour entasser des réserves. Mais ces derniers wagons furent rapidement envahis par les plus pauvres, avant que le convoi ne s'ébranle pour un voyage sans retour.
Car le Transperceneige n'a pas de destination. Quelle pourrait-elle être la sienne dans ce monde mortellement glacé ?


Le Transperceneige roule sans trêve, tracté par une motrice révolutionnaire qui n'a besoin d'aucun apport d'énergie. Derrière la loco, un convoi comme un monde en miniature, auto-suffisant et autonome. En cela, il renvoie à certaines observations de Le Corbusier sur la structure même d'un train longue distance
L’Amérique a ses architectes de wagons, plus que cela, de trains.

Pendant que le train roule, le voyageur doit pouvoir marcher, circuler, changer de place, s’asseoir diversement, s’occuper se distraire. 

La dernière voiture est aménagée en belvédère ouvert.
Le train devrait être une rue, avec ses squares.
Pourquoi ne pas installer la bibliothèque de gare dans le train, le cinéma, la terrasse de café et le bar, voir le bal musette, le deck de bateau, le fumoir de club ?
Le problème s'énonce : un wagon est une maison de vingt mètres de long, le train est un village.

 Très belle maquette de l'édition espagnole
Mais si dans la bouche de Le Corbusier, le train-village n'est qu'un modèle théorique et presque utopique, dans le Transperceneige, l'utopie devient dystopie. Les inégalités explosent. Les classes dirigeantes ont établi leur quartier dans les luxueuses voitures de tête. Puis viennent quelques wagons servant à la production de nourriture. Suivent les "seconde classe" séparées des wagons de queue par une zone militarisée. Les conditions de vie dans la queue du convoi étaient tellement insupportables que quelques mois après le départ, la "plèbe" tenta d'échapper à cet enfer en forçant le passage vers la tête du convoi. Ce fut la ruée sauvage, un massacre perpétré par l'armée pour repousser les assaillants.
Depuis, la queue du convoi n'est plus évoquée, si ce n'est par une poignée d'idéalistes qui plaident pour l'intégration des populations du "tiers-convoi" au reste du Transperceneige. L'arrière du convoi a été complètement isolé du reste du convoi. La principale préoccupation des passagers de première et seconde classes consiste à lutter contre l'ennui, quand ils ne se laissent pas séduire par les délires mystiques de  quelques illuminés qui vouent un culte à la Très Sainte Loco.

A travers le Transperceneige, c'est toute l'inégalité de la société que Lob et Rochette critiquent. Le microcosme du Transperceneige concentre les dérives de la civilisation, que ce soit dans les rapports entre castes ou entre les individus. L'argument de départ reste classique: Proloff, un queutard, réussit à s'échapper de l'arrière et remonte le convoi, découvrant l'organisation de ce monde clos. Au lieu d'en faire un indigné, les auteurs ont préféré en faire un individu avant tout soucieux de sauver sa peau. Il semble rester insensible aux injustices dont il est témoin. A quoi bon grossir le trait ? La situation est déjà tellement absurde que la souligner encore plus n'aurait fait qu'alourdir le propos.



Le Transperceneige, c'est la mise sur rail d'une fuite en avant. L'Humanité est prisonnière du chemin qu'elle s'est tracée. Elle tente en vain d'échapper à la mort. En refermant ce livre, à l'esthétique austère et glacée, on se dit que la messe est dite. Rochette s'associera pourtant en 1997 à Benjamin Legrand pour y apporter une suite en deux tomes, L'arpenteur et La traversée. Les auteurs se concentrent sur le Crève-Glace, un Transperceneige high-tech qui sillonne les mêmes rails, conscient de l'existence de cet autre convoi qu'il risque de percuter à tout moment. Leur vision reste respectueuse de l'oeuvre originale et joue plus sur l'aspect SF que sur la satire politique. Si l'album original de Lob et Rochette se suffit à lui-même, rien n'empêche de s'intéresser à cette suite qui n'a rien de déshonorant.
Il est à noter qu'une adaptation cinématographique est en cours de production (prévue pour courant 2013), par le Coréen Joon-Ho Bong, avec un casting international puisqu'on y retrouve John Hurt, Chris Evans, Tilda Swinton ou Jamie Bell.
Artwork pour l'adaptation cinématographique en court de réalisation par Joon-Ho Bong

vendredi 3 août 2012

Les Mémoires d'Amoros / Le Piège de Cava et Del Barrio (Amok puis Frémok / les Editions de l'An 2)



Les Mémoires d'Amoros fait partie de ces bijoux injustement méconnus. Publiée d'abord par Amok, puis repris dans le catalogue Frémok, né de la fusion des éditeurs Fréon et Amok, cette série espagnole signée Cava et Del Barrio n'a visiblement jamais vraiment rencontré le succès qu'elle mérite. Les deux premiers tomes mentionnent d'ailleurs que cette série compte 4 tomes, alors que le troisième et dernier tome paru en 2004 ne fait plus mention de ce quatrième tome. Y-a-t-il un tome non traduit ou était-ce une confusion avec Le piège (oublié aux Éditions de l'an 2), autre livre des mêmes auteurs qui partage certains thèmes avec Amoros ?
Avant tout, Les mémoires d'Amoros est un polar. Les intrigues sont plutôt classiques mais bien tournées et restent fidèle à une certaine tradition du roman noir. Le héros, Angel Amoros, est un journaliste que son travail amène à côtoyer les milieux interlopes de Madrid. Il se retrouve ainsi mêlé à de sombres histoires. Mais on ne peut réduite cette série à ce seul aspect. Son scénariste, Felipe H Cava, dote ses histoires d'un contexte historique fort. En fait, l'Espagne semble souffrir d'une étrange amnésie. A la sortie de la dictature franquiste, la société espagnole semble avoir fait le choix d'un oubli commode pour solder d'autant mieux l'héritage de la dictature.
Mais, pour Felipe H Cava, l'Histoire ne peut être ignorée. L'Histoire façonne la société dans laquelle nous vivons. Elle broye les individus et elle ne manquera pas de se rappeler à nous lorsque nous nous y attendrons le moins. L'ambition de Cava et ses dessinateurs est donc d'introduire une conscience politique dans ses bandes dessinées. A ce titre, Les Mémoires d'Amoros se révèle une grande réussite.
Comme le titre le suggère, la série est construite autour des souvenirs d'Angel Amoros. Le personnage d'Angel Amoros est intéressant à plus d'un titre. Il est inspiré d'un personnage réel: Eduardo de Guzman, journaliste anarchiste emprisonné sous Franco, qui se recycla dans la littérature policière. Mais, de manière symptomatique, les auteurs ont choisi d'en faire un personnage sans envergure particulière. Il se présente lui même comme journaliste de deuxième rang. Autrement dit, il n'est pas un personnage exceptionnel. Angel Amoros est un homme parmi d'autres, qui se trouve confronté à des événements qui le dépassent. En faire un personnage "banal" permet aux auteurs de rappeler que la conscience historique est l'affaire de tous.

Les Mémoires d'Amoros est donc un polar, aux intrigues efficaces et accessibles, même sans connaissance particulière de l'histoire espagnole. Les postfaces permettent de mieux resituer les enjeux, mais ce contexte n'est jamais indispensable à saisir les grandes lignes de l'intrigue. Par contre, elle aiguise la curiosité et incite à se poser des questions sur ces événements qui surgissent dans l'intrigue, comme les relations complexes de l'Espagne avec les Philippines ou le Guerre du Rif qui opposa rebelles marocains et armée espagnole. En ce sens, Les mémoires d'Amoros s'impose comme une série d'une grande intelligence.
Mais je n'ai toujours pas parlé du formidable travail de Frederico Del Barrio. Il excelle dans un noir et blanc virtuose. S'il utilise la technique du lavis pour les deux premiers tomes, il préfère passer au noir et blanc brut pour le troisième tome, qui n'est pas sans rappeler Munoz.
Deux techniques très différentes dans lesquels il se montre tout aussi à l'aise. Notons également deux pages magistrales à la fin de "le lumière d'un siècle mort" qu'il traite en "négatif". De plus, ses cadrages, à priori évidents, se révèle d'une grande justesse et d'une précision implacable. La virtuosité n'est jamais aussi belle que lorsqu'elle ne saute pas aux yeux.



Mais je me rends compte qu'il est difficile de ne pas associer aux mémoires d'Amoros l'autre collaboration de ces 2 auteurs: Le Piège.

Dans ce one-shot, ils suivent Enrique Montero, ancien partisan reconverti dans la bande dessinée, contacté par d'anciens camarades pour piéger un de leurs anciens compagnon d'arme qui a dérapé. Situé dans l'immédiat après-guerre, ce récit sombre et tendu, alterne trois temps en autant de styles graphiques:
  • le présent traité dans un noir et blanc charbonneux qui traduit à merveille le climat oppressant de la dictature. Les personnages semblent avoir de la peine à s'extirper des ténèbres.
  • la bande dessinée réalisée par Montero, dans laquelle la réalité semble trouver un étrange écho. Cette bande dessinée super-héroïque inoffensive promène son héros solaire dans des planches au trait simple et lumineux, en opposition complète avec la noirceur de la réalité. La bande dessinée apparaît plus que jamais comme un échappatoire face au quotidien.
  • Les planches relatives aux souvenirs de la guerre civile sont traitées dans un style expressionniste qui confine à l'abstrait, pour souligner la folie ambiante et le délire des personnages.
cliquez sur l'image pour voir une plus grande version de cette planche
Une intrigue dense et oppressante dont le héros, une fois de plus, n'est pas un héros, mais un homme dont la seule ambition est de survivre, même s'il n'oublie rien.

De formidables bandes dessinées, qui méritent plus d'intérêt, que leur apportera peut-être le succès des derniers albums de Cava, désormais édité aux éditions Dargaud (Les serpents aveugles et Les racines du chaos, dessinés par Bartolomé Seguí).

Notons enfin que Frederico Del Barrio signe aussi des livres très différents sous le pseudonyme de Silvestre dans lesquels il s'interroge sur la création et la narration en bande dessinée, en démontant les ressorts et artifices.Malheureusement, ces livres sont épuisés, je ne peux que me reporter au web pour trouver des informations sur ces derniers.


mercredi 1 août 2012

Lope de Aguirre, L'expiation de Felipe H Cava et Ricard Castells

A l'époque, vers 2000, je ne sortais quasi pas des sentiers de la bande dessinée classique. Je commençais juste à tâter du manga et du comic book. C'est alors que je tombai sur ce livre, encore sous cello.


Je ne connaissais rien à la bande dessinée espagnole. Lope de Aguirre ne m'évoquait guère plus que la gueule de ce fou de Klaus Kinski filmé par cet autre fou de Werner Herzog.


J'ignorais l'importance de Felipe H Cava dans la bande dessinée espagnole contemporaine et qu'il avait consacré deux autres albums à ce personnage, l'un illustré par Enrique Breccia, l'autre par son complice Frederico Del Barrio.
Mais cette couverture m'hypnotisait. Il fallait que je l'achète. Une fois le cello enlevé, je ne fus pas déçu. Cette Expiation fut une véritable claque graphique pour moi. Chaque page, chaque dessin, chaque trait me fascinait.


Je n'osai pas le relire pendant longtemps, de peur de ne plus retrouver cette sensation.
Lors de mon dernier déménagement, je me suis retrouvé ce livre entre les mains. je l'ai rouvert non sans une certaine appréhension. Dès les premières cases, la magie a de nouveau opéré.




Pour ne rien gâcher, le scénario de Cava est passionnant.
L'Expiation fait partie de ces livres qui ont titillé ma curiosité et m'ont poussé à explorer plus avant ce que la bande dessinée a à offrir. Sur le site de Frémok, L'Expiation est qualifiée de chef d'oeuvre. Ce n'est pas moi qui dirai le contraire.

Scénario de Felipe H. Cava admirablement servi par le dessin très épuré de Ricard Castells, L'Expiation est à coup sûr un livre qui revisite le genre épique pour le transcender et amener le lecteur vers d'autres perspectives narratives tant dans les formes du scénario que du dessin. 
La bande dessinée historique peut produire des chefs-d’œuvre, L’Expiation de Ricard Castells en est l’exemple type. Le récit reprend la légende de Lope de Aguirre qui entre en dissidence du pouvoir royal et s’en va se perdre vers quelque improbable Eldorado. Autour de cet argument Castells brode un livre aux lavis décolorés qui prête à la figure d’Aguirre une dimension tragique, révolutionnaire et grotesque. Castells ne s’embourbe pas dans le sens, au contraire, il fait virevolter celui-ci en exacerbant les contradictions de son personnage. Rarement une bande dessinée aura flirté si finement avec l’indicible, avec l’effacement des limites, avec la tache comme principe de composition du dessin. Le personnage de Aguirre et son destin nous sont donnés à voir dans toute la cruelle fragilité de l’être humain. Le livre ne peut aller jusqu’à ce point de non-retour que dans la mesure où il a pris le risque de dévoiler l’incertitude des masses colorées, l’incertitude de la frontière entre la folie et la raison, entre la révolte et la tyrannie.