vendredi 18 décembre 2015

Retour sur Brodeck





En cette fin d'année, chacun y va de sa petite liste de ses livres favoris pour l'année qui s'achève. Je ne le ferai sans doute pas moi-même, mais à voir toutes ces listes se succéder on en vient à reconsidérer certains livres qu'on a lu et on se rend compte qu'on est peut-être passé à côté de quelque chose en première lecture.
J'avais parlé de cette adaptation avant même sa sortie, m'interrogeant sur la connection éventuelle avec Blast. Très vite, j'ai nourri un à priori négatif pour ce projet. Les premiers échos me laissaient craindre une adaptation très fidèle, belle graphiquement mais qui n'apporterait peut-être pas grand chose au texte de Claudel. J'étais d'autant plus mitigé que je gardait un excellent souvenir du Journal d'un corps de Daniel Pennac, illustré par Larcenet. Mais dans ce cas, il s'agissait d'illustrations qui servaient à suggérer, accentuer, sublimer les mots de Pennac. Pas à les transposer dans un autre médium.


Finalement, je me suis laissé renté et j'ai acheté ce livre.
La maquette m'a vite déplu. Je trouvais l'objet mal pensé. A tout le moins mal réalisé. J'ai tendance à penser que l'édition française garde une vision réductrice de la maquette. Elle reste un objet esthétique mais possède rarement un rôle narratif. A titre d'exemple, j'ai déjà parlé de cette édition de Farenheit 451, qui intégrait une allumette. Dans le cas du Rapport de Brodeck, l'objet est beau, présenté dans une custode élégante dont le motif peut rappeler les couvertures de cahiers tels ceux que Brodeck noircit pour rédiger son rapport. Mais pourquoi ne pas voir poussé la réflexion jusqu'à proposer un objet qui rappelle vraiment ce type de cahier ? Un livre broché, un papier plus "organique" (ces cahiers dormaient dans un tiroir, ils ne peuvent avoir l'aspect du neuf)... Au lieu de cela, nous avons un beau livre imprimé sur du papier trop lisse, qui intègre un ou deux éléments qui pourraient évoquer la précarité du support initial, mais ce n'est que de la poudre au yeux, Du pseudo-misérable griffé. Un peu comme le "hobo chic".



Je précise que le choix du format à l'italienne est quant à lui  parfaitement justifié.
Quant à mes premières impressions de lecture, elles confirmaient mes appréhensions. Manu Larcenet "dessinateur" signe un grand livre, mais Larcenet "scénariste"se cache un peu trop derrière Philippe Claudel, se livrant à un travail d'adaptation respectueux mais qui ne présente pas un grand intérêt pour celui qui a lu le roman, hormis de belles planches. Il me manquait une vision, la patte de Larcenet.
Déception, donc.
Mais certains détails m'ont progressivement intrigué. Quelques petites choses insignifiantes glissées par Larcenet au fil des pages.
Essentiellement le physique de deux personnages.
Les deux personnages centraux de cette histoire.
Brodeck et l'autre.
A la première apparition de l'Anderer, aucun doute pour moi. Physiquement, c'est Larcenet, avec une bonne vingtaine de kilos de plus. Un Larcenet étrangement solaire. De plus, c'est un peintre, et on peut imaginer que Larcenet, lui prêtant ses traits, se reconnaisse partiellement dans ce personnage. Celui de cet artiste en butte à l'incompréhension des villageois et qui se fait assassiner.
Mais il y a aussi Brodeck. Lui aussi est Larcenet. Un Larcenet usé et amaigri. Mais le doute n'est pas permis pour moi.
Larcenet est à la fois l'artiste, victime expiatoire du village, et le scribe, condamné à soulager la conscience du village en couchant sur papier une confession qui n'est pas la sienne.
Je repense alors à une case, lorsque Brodeck apparaît isolé face à une masse informe de personnages, comme un accusé face à un tribunal. A se rappeler les relations conflictuelles que Larcenet entretient avec les communautés sur internet, c'est à se demander s'il dresse pas un parallèle métaphorique entre lui et ses personnages.


Il ne faut évidemment pas prendre les  choses de manière trop littérale. Mais en relisant ce livre avec cette nouvelle optique, il gagne en épaisseur. Et un livre qui continue d'interroger de la sorte après la lecture démontre qu'il est plus intéressant que je ne l'avais ressenti en premier lieu.




vendredi 11 décembre 2015

Bird Box, un suspense haletant signé Josh Malerman


Cela a commencé par quelques incidents isolés. Des personnes prises de folie subites, qui en agressaient d'autres avant de se donner la mort.  Au début, personne n'a a trop prêté attention. Un fait divers sordide en Sibérie ne devrait pas nous inquiéter. Puis les incidents se sont multipliés. Se sont rapprochés. Et on a commencé à parler du "problème" sans trop savoir de quel nature il était. Les autorités ne savaient pas comment réagir. les théories les plus folles se sont mis à fleurir.
La seule certitude , c'est que quelque chose causait ces crises.
Quelque chose d'inconnu. il suffirait de poser les yeux sur ce "quelque chose" pour la folie s'empare de vous.
Alors les gens se sont cloîtrés chez eux.
Ils ont obstrués toutes les ouvertures, recouvert chaque fenêtre de draps, de couvertures, de carton... de n'importe quoi pour éviter de ne fut-ce qu'entr'apercevoir cette chose qui rend fou.
Et s'il faut sortir, il ne faut surtout pas ouvrir les yeux.
Josh Malerman, pour son premier roman, imagine un monde cauchemardesque, qui puise dans les peurs les plus primitives. Il ne donne jamais d'explication définitive au "problème". Il expose des théories, et préfèrent s'intéresser à ses personnages.
A Malorie, l'héroïne de cette histoire. Au début du roman, elle survit depuis 4 ans dans une maison, avec deux enfants: Garçon et Fille, tous deux âgés de 4 ans. Pour eux, le moment est venu de sortir, d'entreprendre un voyage des plus périlleux. Il faut rejoindre la rivière qui coule à une centaines de mètres derrière la maison, embarquer sur la barque qu'elle a découverte il y a déjà longtemps , descendre le courant sur une distance de 30 km jusqu'à un hypothétique refuge.
Tout cela les yeux bandés.
Durant ce voyage, Malorie se rappelle de ce que fut sa vie durant ces 5 dernières années. Depuis que le "problème" est apparu jusqu'à l'entame de ce voyage.
Excellente surprise que ce roman qui se dévore littéralement. Josh Malerman réussit à captiver dès les premières pages et nous entraîner dans un univers terrifiant. Pas d'effets faciles, si ce n'est une dernière partie qui se perd un peu dans un climax un peu forcé. Beaucoup de tension qui font oublier l'une ou l'autre facilité. parce qu'on ne peut s'empêcher de tourner les pages
On pense parfois à Stephen King.
Au meilleur de Stephen King.
Quand il traduit la paranoïa qui monte.
L'angoisse de l'enfermement.
Le groupe qu'une fêlure commence à séparer.
Qui devient fracture.
Qui devient abîme.
Bird Box se révèle un excellent suspense, addictif et prenant.



Josh Malerman

mardi 8 décembre 2015

David Mitchell: une trilogie "connectée"




Comme pas mal de gens, j'ai entendu parler pour la première fois de David Mitchell lorsque la première bande annonce du film Cloud Atlas des Wachowski et de Tom Tykwer est apparue en ligne. Cette bande annonce hors-norme de plus de 5 minutes avait de quoi intriguer à plus d'un point de vue. De quoi inquiéter aussi, devant certains choix plutôt surprenant comme de faire jouer de multiples rôles aux acteurs, quitte à faire de Halle Berry une blanche lors d'un segment (pourquoi pas) ou d'Hugo Weaving une infirmière (!) revêche dans un autre. Le résultat tenait parfois plus du ravalement de façade que du maquillage. Je n'ai pas vu le film, qui semble susciter des réactions très partagées, entre admirateurs et adversaires. Il fut en tout cas un échec commercial cuisant. Mais son sujet m'intriguait. Je me suis donc intéressé au roman qui l'a inspiré: Cartographie des Nuages (qui fut parmi les finalistes du Booker Prize en 2004).
David Mitchell
Un roman ?
Plutôt un recueil de nouvelles à la structure très particulière. Au départ, ces nouvelles ne semblent pas être reliées entre elles. Qu'est-ce que qui peut bien relier un médecin hollandais en voyage dans les colonies à la fin du XVIIIème siècle, un éditeur londonien de la fin du XXème et un clone dans une Corée futuriste ? Ce que David Mitchell, diplômé de littérature anglaise  qui a enseigné l'anglais pendant 8 ans à Hiroshima, nous dit dans ce recueil, c'est que tout est connecté dans temps.
Chaque histoire influence de manière plus ou moins forte l'histoire qui la précède. Ainsi, le journal que tient le docteur dans la première histoire est acheté par le jeune compositeur de la deuxième histoire, dont la pièce musicale maîtresse sera le morceau préféré de la journaliste de la troisième histoire, et ainsi de suite.
Les relations vont en s'amplifiant, comme dans le principe du battement d'ailes d'un papillon.
Autre originalité formelle, sans doute la plus surprenante, David Mitchell a choisi d'enchâsser ses textes les uns dans les autres. La première nouvelle est interrompue abruptement, laissant la place à la deuxième, qui est à son tour interrompue par le début de la troisième et ainsi de suite jusqu'à ce que la septième nouvelle ne se tienne d'un bloc au centre du recueil et que se termine ensuite successivement les récits 6 à 1. Ce choix peut sembler surprenant mais il entretient l'idée de connections reliant ces histoires, et d'un univers qui se déploie.
Cette idée de la connection entre des histoires à priori indépendantes, David Mitchell l'avait déjà explorée dans son recueil précédent: Ecrits fantômes. Cette fois la connection n'est pas temporelle mais spatiale. la dizaine de récits que composent ce recueil sont tous plus ou moins contemporains, mais se déroulent entre Londres, le Japon, la Mongolie... Pourtant, les destins des personnages se croisent, de manière parfois fugitives, parfois plus significatives.
Dans son ouvrage suivant,Les 1000 automnes de Jacob de Zoet (également finaliste du Booker Prize en 2011), David Mitchell semble remettre en cause ce qu'il a énoncé jusque là.
Dans le Japon de la fin du XVIIIè me siècle, il raconte l'histoire de Jacob, clerc intègre parti chercher fortune dans la COmpognie Hollandaise des Indes Orientales. Il découvre la corruption qui règne dans la le comptoir commercial où il a été assigné et tente d'y mettre un terme.
C'est aussi l'histoire d'Orito, jeune japonaise défigurée qui étudie la médecine.
Ils se croisent.
Jacob en tombe amoureux.
un comptoir commercial japonais en 1800
De là, l'auteur tisse sa toile, suivant alternativement Jacob et Orito. Pourtant, alors que tout est en place pour que cette connection se fasse, il semble vouloir nous signifier que certains mondes ne sont pas faits pour se rencontrer. Au final, ce livre se révèle être composer de deux romans distincts, qui se rejoignent parfois, se séparent, se retrouvent de nouveau mais dont on sent qu'il traitent de deux mondes qui ne peuvent que se côtoyer mais jamais se rejoindre. Situer cette histoire dans le Japon de la fin du XVIIIème siècle , encore isolé mais obligé d'ouvrir certains comptoirs commerciaux, n'est pas innocent. David Mitchell ne pouvait choisir un plus bel exemple de sociétés qui se toisent mais ne se rencontrent pas.
Trois livres très différents qui interrogent la connection entre les gens, sur l'influence qui peut résulter de faits anodins. Paradoxalement, c'est quand les personnages en font le plus pour que quelque chose arrive que cette chose semble inaccessible.
Trois livres que j'aime beaucoup pour des raisons différentes.



vendredi 4 décembre 2015

La Folie de Ziegfeld, perle oubliée des années 80




Je ressors de ma bédetéhèque ce un petit livre étrange et méconnu de la collection X (première époque de Futuropolis, sous l'ère d'Etienne Robial).
Contrairement à ce que le titre pourrait laisser penser, ce livre n'a rien à voir avec les Ziegfeld Follies, célébrissimes revues de music hall du début du XXème siècle.
Il s'intéresse à Ziegfeld Horowitz , petit employé sans envergure. Nous ne savons pas grand chose de lui. Célibataire, on l'imagine gratte-papier discret et effacé dans un bureau sans âme. Sans ami, seul, il mène une vie sans relief. Sa seule passion consiste à scruter la vie de Lucie, qui habite en face de chez lui. Le matin, alors que tout-un-chacun ouvre ses tentures, Ziegfeld ferme les siennes. Elles sont percées de deux trous qui lui permettent d'observer Lucie en toute discrétion. Il profite de la douche de cette dernière pour prendre son petit déjeuner afin de ne pas envahir son intimité. Il prend le même bus qu'elle pour se rendre au travail. C'est à ce moment qu'il est le plus proche d'elle. Mais dès qu'elle est descendue, il reprend le bus dans le sens inverse pour rejoindre son travail.
La vie de Ziegfeld est rythmée par celle de Lucie.
Mais un jour, elle se met à remplir des caisses.
Elle va déménager.
C'est un séisme pour Ziegfeld qui craint de la perdre.
Ce résumé pourrait laisser entendre que Ziegfeld est un harceleur voué au pire. au contraire, les auteurs ont voulu y voir une forme d'amour absolu, qui n'a plus besoin de l'autre. Ziegfeld se dissout dans cet amour sans même que Lucie puisse soupçonner son existence. Ziegfeld n'interfère jamais dans sa vie. Il la regarde. Il l'aime follement et secrètement. Il est comme un fantôme.
Ce livre n'a de malsain. Il est traversé d'un sentiment de nostalgie désespérée. Une histoire d'amour à sens unique  ne peut qu'être tragique. La folie de Ziegfeld n'a jamais cette ambiguité qu'avait Parle avec elle, qui débouchait sur un acte impardonnable. La pureté des sentiments de Ziegfeld n'est jamais prise en défaut. Quel qu'en soit le prix à payer.
C'est une folie douce.
C'est une folie triste.
C'est un joli livre, de ceux qui ne s'achève pas une fois refermé.
Une illustration de Gerard Goldman?
Jamais réédité, le livre est encore disponible sur Amazon, comme de nombreux titres de la collection X, laboratoire des éditions Futuropolis qui accueillit des signatures devenues prestigieuses comme celles de Gotting, Stanislas, Jeanne Puchol, Avril, Berbérian ou encore F'murr.
Quant aux auteurs, ils ont publié un autre livre dans cette même collection X (Hocus Pocus) et ils avaient déjà collaboré dans un recueil d'histoires noires, La dernière nuit, paru chez Glénat. Depuis, Olivier Beer, le scénariste, ne semble n'avoir plus rien publié alors que le nom de Gérard Goldman apparaît quelques fois pour des crédits d'illustrations, mais je ne suis pas sûr qu'il ne s'agisse pas d'un homonyme.

jeudi 26 novembre 2015

Undergroung, d'Haruki Murakami

[cet article a été publié précédemment sur le blog des chroniques éclectiques. il est a noter que que les auteurs L.F. Bollée et Philippe Nicloux ont récemment publié une bande dessinée: Matsumoto, qui revient sur l'attaque perpétrée dnas la ville de Matsumoto, comme répétition générale des attentats de Tokyo]



Dans la foulée des attentats londoniens, j’avais lu Black Album D’Hanif Kureishi, qui prenait la poussière sur ma bibliothèque depuis des années. Je ne sais pas pourquoi je m’étais subitement décidé de le lire. Je ne me rappelais même plus de quel sujet il traitait. Et je fus surprise de découvrir au fil des pages le parcours de jeunes anglo-pakistanais qui s’engagent sur la voie de la radicalisation. Ce roman, écrit 10 ans avant les attentats londoniens de juillet 2005, anticipait le parcours de ceux qui ont semé la terreur un matin de juillet. Hanif Kureishi avait également approché ce sujet sensible dans des nouvelles comme Mon fils, le fanatique (adapté au cinéma par Udayan Prasad), mais d’un coup, par un simple hasard de lecture, son propos est devenu étrangement prémonitoire et entre en résonance avec la réalité.
J’ai un peu eu la même impression en lisant Underground d’Haruki Murakami.
Le 20 mai 1995, la secte Aum libère du gaz sarin dans le métro tokyoïte, causant de nombreux morts et blessés. Un an après cette attaque, Haruki Murakami, qui désirait explorer la société japonaise, ressentit le besoin de donner la parole aux victimes. Il trouvait que le traitement de cette tragédie les avait laisse de côté. Il a entrepris de rencontrer plusieurs victimes et de les interviewer, gardant en mémoire qu’il n’était ni sociologue, ni journaliste. Il n’est qu’un écrivain. Les témoignages restent donc bruts, sans être “exploités”. Mais cette qualité les rend précieux sur le plan humain. Nous découvrons cette tragédie de l’intérieur, découvrons les dégât et en filigrane les faiblesses de la société japonaise.

Arrivé au terme de ses entretiens, Murakami s’est rendu compte que le problème face à ce genre de tragédie, c’est qu’on en vient à les considérer d’une manière manichéenne. Devant l’horreur des actes commis, la grille de lecture qu’on y applique se résume à une dichotomie entre deux camps complètement hermétiques l’un à l’autre.
Si l’attaque relève du mal, c’est que les victimes de l’attaque, la société japonaise, était le bien.
Les assaillants sont donc le mal, nous sommes le bien.
Eux contre nous.

Mais à l’analyse, cette grille de lecture ramène cette situation à un affrontement simpliste, sans s’intéresser à ce qui a amené à cette situation. Comment dès lors en tirer les enseignements? Comment ne pas sombrer dans une apathie confortable, persuadé de n’avoir rien à voir avec “eux”, et de ne pas se demander si, finalement, il n’existe pas un élément dans notre société qui a contribué à ce que cette horreur puisse se dérouler ?


Et j’ai pensé à Charlie Hebdo. A “Je suis Charlie”, qui est devenu un credo auquel il fallait adhérer sans réserve. Une impression d’union sacrée contre “eux”, contre “le mal”, qui ne souffrait aucune contestation.
shoko asahara, le leader d'Aum
Murakami s’est alors demandé s’il y avait une clé à trouver. Il est alors parti à la rencontre de membres d’Aum. Il n’est pas allé à la rencontre des leaders ou des membres qui ont trempé dans ces attentats mais des membres parmi d’autres, certains ayant tourné le dos à la secte, d’autres y étant encore membre jusqu’à un certain point. Murakami y dirige plus les entretiens, désireux de comprendre comment des personnes en sont arrives à se laisser embrigader dans Aum, comment ils n’ont rien vu venir, comment ils continuent d’avoir des difficultés à faire le lien entre ce qu’ils ont retiré de l’enseignement de Aum et les horreurs qu’Aum a commis. Encore une fois, Murakami n’a pas le prétention d’être un sociologue. Il ne tente pas d’apporter une réponse définitive, mais de dégager des pistes, de donner la parole à des personnes que l’on a jamais entendu et qui ont aussi quelque chose à dire.
Le résultat est dérangeant, parce qu’on ne peut ignorer dans les récit la dérive de Aum, tout en comprenant pourquoi appartenir à Aum a été une expérience jugée comme positive par certains. Pour beaucoup, ce ne fut qu’étude et vie en communauté… un choix de vie qu’on peut ne pas comprendre mais que l’on peut difficilement condamner. Ce qui amène Murakami à une conclusion assez sombre. Aum existe toujours, contre vents et marées, mais s’est désolidarisée de Shoko Asahara, son fondateur et gourou. Et de nombreuses autres sectes existent au Japon. Sont-elles dangereuses ? Et qui va les rejoindre ? N’importe qui, selon les circonstances, selon la pression que la société exerce sur lui…
De la tragédie du métro, le Japon ne semble n’avoir rien appris, se contentant de débusquer les coupables et de passer quelques lois. Mais s’est-elle livrée à l’auto-critique nécessaire pour éviter que les conditions qui ont menés à cette attaque soient de nouveau en place?

Et nous, l’avons-nous fait?


La formidable couverture de l'édition Vintage International, 2001

jeudi 19 novembre 2015

Le Français, de Julien Suaudeau

Un article qui dort dans mes brouillons depuis des semaines, sans que je prenne le temps de le finaliser.
Puis un article trouvé par hasard sur Jihadi John, qui semble en partie inspirer ce “Français”, même si le parcours est différent.
Puis un 13 novembre qui frappe.
Je me demande qui sont ces “français” (j’utilise les guillemets en référence au titre du roman, puisqu’il est établi que certains des terroristes étaient français) qui ont commis l’abominable.
Ce roman n’est pas un livre sociologique. Il reste une oeuvre de fiction, mais qui tente de faire écho à la réalité. Le précèdent roman (Dawa) de l’auteur traitait déjà de ce thème. Je viens d'ailleurs de tomber sur un article qui insiste sur l'aspect prémonitoire de ce premier roman:


Prémonition ou simple coïncidence ? Julien Suaudeau avait en tout cas vu (ou écrit) juste. En 2014, ce jeune auteur avait publié « Dawa », fruit de huit ans de recherches, de questionnement et de rumination. Dans ce livre noir, nous sommes un vendredi 13 en pleine campagne électorale « dans une France post-républicaine, en proie au vertige identitaire et aux marchandages politiques », lorsque Paris est violemment frappée par six attentats djihadistes simultanés. Un cauchemar devenu réel.



Evreux.
Ni banlieue, ni province, ni grande ville. Juste un endroit morne et gris, qui n'offre guère de perspectives.



Il y est difficile de se projeter dans l'avenir. C'est ainsi que Julien Suaudeau décrit le cadre de départ de son deuxième roman: Le Français.
J'ai un peu de mal a parler de ce roman. Pour être honnête, je ne l'ai pas choisi. Je l'ai lu dans le cadre de l'émission Livrés à Domicile. Autrement, je ne m'y serais probablement pas arrêté. Pourtant, son thème est prometteur et Julien Suaudeau opère des choix vraiment audacieux. Mais on ne juge pas un livre sur ses intentions. Seul le résultat compte, le plaisir que j'ai éprouvé, ou non, en lisant ce livre.
Nous ne savons pas grand chose du personnage principal de ce livre. Nous ne le connaîtrons que sous le surnom du Français. Au détour d'une phrase, nous apprendrons qu'il est blanc. mais guère plus. Nous savons que son père, agriculteur, est parti il y a longtemps et ne s'occupe pas de lui. Nous savons que sa mère travaille dur, et souffre des suites d'un accident de travail mal pris en charge. Nous savons qu'elle vit avec un certain Nono, qui a l'alcool violent et ne supporte pas le Français. Nous savons qu'il travaille dans une petite société de transport, entre livraisons en manutentions.
Pour le reste, que pense-t-il? Nous ne le savons pas vraiment. Il enchaîne les jours sans grande ambition.Il n’y a que Stéphanie, une jeune fille qu'il aime secrètement, pour apporter un peu de chaleur dans sa grisaille quotidienne.
Il est tout le monde et personne à la fois.
Il se fond dans la masse.
Jusqu'au jour où il se retrouve impliqué dans une connerie.
Il était au mauvais endroit au mauvais moment et cela a suffi.
Pour que son patron le licencie. Non qu'il ait à s'en plaindre ou qu'on lui reproche quoique ce soit, mais la police est venue. Les gens pourraient parler. Cela pourrait nuire à la réputation de sa petite société.
Pour qu'une bande le prenne probablement en grippe et qu'il soit contraint de faire profil bas.
Pour provoquer une colère de trop de Nono, qui le frappe une fois de trop.
Il s'enfuit et trouve refuge chez un ancien collègue: Ali, un vieil algérien. Ce sera le premier maillon d'une chaîne de rencontres qui vont l'entraîner de plus en plus loin, jusqu'aux camps d'entraînement de Daesch.
Julien Suaudeau rappelle opportunément que le chemin de la radicalisation n'est pas toujours celui que les médias colportent. Régulièrement, les cas particuliers qui sont évoqués ne rentrent pas dans les cases toutes faites d'un discours médiatique et politique bien rôdé.
Julien Suaudeau veut démontrer que n'importe qui pourrait basculer. Il suffit que les choses se passent mal et l'individu se fait broyer.
Pas d'imam radical qui a transformé un sous-sol en mosquée. Pas de grand méchant internet qui capture ses victimes dans la toile.
Et pas un jeune issu de l'immigration, musulman et vivant au pied des tours de banlieues difficiles.
Le Français est juste un français, anonyme, sans histoire.
Il est une page blanche qu'une chaîne d'événement remplit, noircit, à son insu.
Les intentions de l'auteur sont séduisantes et son propos mérite de sortir d'une vision caricaturale et simpliste. Il nous rappelle aussi qu'on ne naît pas terroriste. On le devient. Derrière le monstre, il y a un être humain qui a été entraîné sur le chemin de la radicalisation. Il ne faut pas l'excuser, mais essayer de comprendre les mécanismes pour être à même de l'enrayer.
Mais pourquoi n'ai-je pas aimé ce livre ?
Sans doute parce que je trouve que son propos se brouille en court de route, que sa réalisation est parfois confuse.
Julien Suaudeau a fait le pari d'une narration à la première personne. Il veut visiblement jouer sur un réflexe d'identification avec le personnage et nous faire mieux ressentir le basculement, de la vivre dans l'intimité du Français. Mais ce choix n'a jamais fonctionné pour moi, parce que la voix du Français manque de cohérence. Il se retrouve avec des questionnements, des réflexions, des pensées qui ne collent pas avec qui il semble être. Il devrait n'avoir qu'une vingtaine d'année. Il fait pourtant parfois preuve d'une maturité étonnante, avant d'agir comme un idiot.
Tout semble trop glisser sur lui. Il aurait été selon moi plus judicieux de jouer sur une narration à la troisième personne, même très froide et clinique pour conserver cette distance et faire du Français un archétype que le lecteur aurait pu tout aussi bien animer.
Le plus gros problème du livre est relatif à son dernier acte. Sans vouloir en dévoiler trop sur l'intrigue, disons que Julien Suaudeau utilise une ficelle qui rend sa démonstration trop artificielle, d'autant que je ne la pensais pas nécessaire. Il n'aurait pas été plus invraisemblable de le faire arriver dans le camp de Daesch sans recourir à cet artifice.
Si le livre était jusque là encore plaisant, malgré les réserves que j'avais jusqu'alors, je me suis ennuyé sur le dernier quart, n'arrivant plus à m'intéresser le moins du monde à cette histoire. Pourtant, je continue à penser que le livre est intéressant, parce qu’il rappelle qu’on ne naît pas terroriste. On le devient. Et le chemin qui y mène est long, compliqué, destructeur et différent pour chacun.
Le Français n’est qu’un pion, une quantité négligeable dans un jeu qui le dépasse. Il est le produit de jeux de pouvoir, une ressource sacrifiée. Cela n’excuse en rien les actes qu’il commet. Il est devenu un monstre. Il a pourtant été un homme, ni pire, ni meilleur que des millions d'autres. Mais comprendre le cheminement est la première étape pour l’endiguer.
Un livre qui fait froid dans le dos.

mardi 17 novembre 2015

De l'Utopie de l'An 01 à la Dystopie de l'Age de Fer, Gébé vers le désespoir



J’ai commence à rédiger cette chronique avant un certain 13 novembre. Après coup, elle prend une teneur encore plus sombre. Gébé, rédacteur en chef de Hara-Kiri, puis Charlie Hebdo entre 1969 et 1985 puis directeur de publication de 1992 jusqu’à sa mort en 2004. Il incarnait pour moi un mélange peu commun d’absurde, de conscience politique et de poésie. Dans cette note, je constatais à quel point sa vision s’était assombrie au fil des années, de l’utopie joyeuse de l’An 01 jusqu’à la dystopie apocalyptique de Lettre aux Survivants. L’An 01 n’a jamais paru aussi loin.
 

Parfois, le hasard fait bien les choses.
De temps en temps, j’exhume quelques livres de ma bibliothèque. L’envie de relire une vielle série, l’opportunité de la sortie d’une nouveauté qui me rappelle un titre plus ancien... voire l’accident pur et simple.
La sortie de Transperceneige -Terminus m’avait donné envie de relire Requiem Blanc, récit d’anticipation très noir de Rochette et Legrand. Ce récit de SF atypique m’a donné envie de relire également Life on Another Planet, l’excellent titre de Will Eisner qui est un autre exemple de science-fiction atypique. Mais je n’arrivais pas à remettre la main dessus. Mon système de classement est plus ou moins consciemment guidé par une logique assez aléatoire. Estimant qu’il est difficile, voire impossible d’aboutir à un système qui soit sans faille (à part une classification par numéro ISBN, je n’en vois pas) et satisfaisant. Je laisse donc faire en partie le hasard, fourant un peu où je peux, et advienne que pourra.
Ce fut le cas, lors de cette recherche de Life on Another Planet, séparé des autres Eisner pour une raison qui m’échappe.
Je suis alors tombé sur Tout s’allume de Gébé. J’avais acheté ce livre à se sortie en 2012, mais ne l’avais pas encore lu. Je ne me rappelais même plus de quoi il s’agissait, si ce n’est qu’il était présenté comme une sorte de suite à l’An 01. Cela fait justement au moins 2 ans que j’envisage de consacrer une note à cette joyeuse utopie, mais je ne m’y suis jamais attelé.
L’occasion était trop belle.
J’ai enfin lu ce petit livre assez étrange qui mèle bande dessinée, textes et quelques expériences narratives originales d'associations multiples .
Soyons clair, la connection de ce livre à L’An 01 ne tient qu’au fait qu’il explore une thématique similaire, tout en étant le témoin de l’évolution de la pensée de Gébé.
Le constat de départ est simple.
La société actuelle ne convient plus au peuple, si elle lui a jamais convenu.
Elle est stupide, obtuse, nulle…
Il faut la changer!
Dans L’An 01, qui s’inscrit dans la continuité de l’esprit de Mai 68, Gébé pense que les aspirations des gens au changement sera un moteur suffisant pour initier cette révolution.
Une étincelle suffirait à tout enflammer.
Il ne s’agirait pas d’une insurrection violente ou d’un acte spectaculaire.
Il s’agirait d’un simple simple pas de côté.



L’image qu’il utilise est celle du navetteur. Il prend le même train tous les matins pour faire le même trajet qui le conduit au même bureau, où il exécute le même travail abrutissant.
Et si un jour, face à la porte du train, au lieu de faire un pas vers l’avant pour monter dans le train, il faisait un pas de côté?
Ce pas de côté, c’est le refus de continuer. Marquer un temps d’arrêt, et utiliser ce temps pour réfléchir. D’ailleurs, il sous-titre L’An 01:
On arrête tout, on réfléchit et ce n’est pas triste.
De là, à raison d’une page hebdomadaire dans Hara-Kiri, il dresse les plans d’un grand projet à faire ensemble. Il imagine cette société à l’arrêt, ne produisant que le strict nécessaire, réfléchissant à une nouvelle société plus libre.
Mais L’An 01 ne se résume pas aux pages de Gébé. Ce fut une vraie aventure collective qui a duré plus de 2 ans. Les lecteurs intervenaient, donnaient leur avis, imaginaient leur propre version du pas de côté... progressivement, l’idée d’un film s’est imposé. Un film à faire ensemble, tourné à la sauvage avec un mélange d’amateurs, de pros (Alain Resnais), de débutants (Jacques Doillon, la troupe de Splendid, Gérard Depardieu, Coluche…).
Pour Gébé, le changement est tout proche. Il est inévitable, joyeux et spontané.
Les idéaux libertaires de mai 68 sont encore proches.
Mais L’An 01 n’a pas eu lieu dans la réalité. Dans une scène du film, un employé de banque (joué par un tout jeune Coluche) parle de son père et de son engagement dans L'An 01 (sa participation à la 3ème manifestation à bicyclette, à un défilé du 14 juillet au cours du quel la foule et les troufions se sont barrés, bras dessus, bras dessous). Il termine en expliquant que son père a assisté à la projection du film de L’An 01 au premier rang et que depuis, il ne l'a plus vu, mais qu'il doit être heureux.
De là à dire que l’An 01 n’aura  qu’un spectacle, un happening qui n’aura débouché sur rien, il n’y a qu’un pas. Cette dernière scène est-elle le résultat d’une prise de conscience de Gébé ? Que cette aventure qu’il a initié restera un “spectacle”?
En 1979, Gébé publie Tout s’allume en feuilleton estival.
Le choc pétrolier est passé par là. Pompidou puis Giscard ont enterré les velléités de changement. Les conditions de L’An 01 ne sont plus réunies.
L’évolution de la pensée de Gébé est claire. Elle témoigne aussi d’un certain pessimisme. Cette révolution est plus que jamais nécessaire mais elle ne sera pas spontanée. Il semble intégrer ce que pense Cavanna depuis les premières heures d’Hara-Kiri:  que le plus grand obstacle au changement, ce n’est pas la connerie de ceux qui nous gouvernent, mais la connerie qui prévaut dans le peuple, de ces cons qui suivent les cons qui les gouvernent, sans se poser de question.

l'illumination qui évoque également la prise de conscience ésotérique et le troisième oeil

Pour que ce changement survienne, il faut qu'une avant-garde pour l’initier. Un simple pas de côté ne suffit plus. Gébé imagine des camions qui sillonnent la France pour illuminer les volontaires. Ces camions proposent une prise de conscience, acte assimilé à une prise de sang par les badauds. Au terme d’une procédure précise qui vise à débrider le cerveau en connectant le neo-cortex et le siège de la conscience primaire, tout s'allume.!.
Par certains aspects, la procédure de débridage du cerveau employée évoque le lavage de cerveau, l'illumination spirituelle bouddhique et les techniques de l’Eglise de scientologie. La prépondérance de la technologie rend aussi cette procédure inquiétante. Gébé soufflé le chaud et le froid. Les évolués, comme se nomment ceux dont le cerveau a été débridé, présentent des revendications ambiguës, dont celle de constituer une sorte d’état dans l’état. Une élite pour en chasser l’autre ?
Je ressens très vite une inquiétude qui se déroule au fil des pages. Qui affrète ces camions ? Dans quel but ? Gébé imagine une association mystérieuse, aux ressources et aux motivations obscures. Tout au long de ce feuilleton, Gébé semble lui-même hésiter. Il ressent la nécessité de tels éclaireurs mais il pressent également l’aspect dangereusement anti-démocratique intrinsèque à cette démarche. Il est difficile de ne pas y voir le spectre du totalitarisme. Si ce système est mauvais, faut-il pour autant se jeter dans les bras de la première alternative venue sans se poser de question? Ne sera-t-elle pas pire ?


La procédure d'illumination passe par une série de stimulii pour préparer le cerveau

Cette analyse plutôt sombre me vient peut-être parce que je lis ce livre plus de 35 ans après sa parution. Peut-être qu’à l’époque, le ton paraissait encore lien d’espoir.
Mais Gébé explorer encore une fois cette nécessité de changer la société et les obstacles qui l’empêche.
Mais il ira encore plus loin dans les moyens.
En 1971, il suffisait d’un pas de côté.
En 1979, il fallait débrider artificiellement les cerveaux
En 1982, il faut faire table rase. Dans Lettre aux survivants, il imagine une famille de français moyens claquemuré dans son abri-anti-atomique, alors que la surface de la terre est ravagée par la guerre nucléaire. L’isolement de cette famille est soudain brisée par l’arrivée d’un facteur qui, depuis la surface, leur rend visite et leur lit des lettres. Qui est ce facteur ? Qui a écrit ses lettres? Pour préparer les survivants à reconstruire le monde, mais un autre monde. Un mode qui a appris des erreurs du monde précédent. Pour changer la société, il faut la détruire et espérer que celle qui renaîtra de ses cendres sera meilleure…
Gébé n’a guère d’espoir.




On pourrait ajouter qu’en 1989, il imagine L’Age de Fer, fantaisie noire qui présente un monde entièrement manufacturé, ou tout est en fer: vêtement, plantes, eau… le triomphe de l’artificiel sur le naturel, de l’ordre sur le désordre, de la machine froide et cruelle sur l’humain.
Gébé reste un poète, mais l’utopiste du début des années 70 a laissé la place à un artiste qui n’a plus guère d’espoir. Peut-on lui donner tort ?

mardi 20 octobre 2015

Les Brigades du Rire, de Gérard Mordillat, drôle et engagé



 

Pierre Ramut, éditorialiste vedette de Valeurs Françaises, auteur du bestseller La France Debout, fustige sans relâche la faiblesse française et prône plus de flexibilité dans le monde du travail, un modèle social repensé pour relancer la compétitivité et concurrencer les chinois. Il est l'un des ardents partisans de l'ultra-libéralisme, selon lui la seule issue pour restaurer la grandeur de la France.
Sur la même planète, une bande de copains d'enfance se retrouvent. Ils ont connu leur heure de gloire il y a 30 ans lorsqu'ils formaient équipe de handball. Depuis, chacun a fait son chemin. Isaac est producteur de cinéma, Dylan est enseignant, l'Enfant-Loup a repris le garage familial, Kol vient d'être licencié de l'imprimerie qui l'employait... des destins différents, mais une amitié qui a survécu.
Lors d'une soirée de retrouvailles, les verres s'enchaînent, la discussion s'anime et ce constat que, malgré les années, ils sont restés fidèles à leurs convictions de gauche, tandis que ce qui les révoltait n'a cessé de prospérer. La colère commence à monter. On refait le monde, on s'emporte... mais cela ne sert à rien.
Ils ne peuvent plus se contenter de se croiser les bras.
Ils veulent faire quelque chose.
Une idée germe.
L'envie de faire quelque chose.
Mais que faire qui soit utile sans être contre-productif.
Sans violence.
Mais avec humour.
Au bout de la nuit, les Brigades du Rire sont nées, en référence aux Brigades Rouges.
Comme les brigades Rouges, les Brigades du Rire vont enlever une personnalité représentative de tout ce qu'elles détestent.
La cible est vite identifiée: Pierre Ramut.
Mais ils ne veulent pas faire de Ramut un nouvel Aldo Moro.
La comparaison s'arrêtera là.
Il n'y aura pas ni revendication, ni rançon.
Il n'y aura pas de violence.
Juste une leçon.
Pierre Ramut est enfermé dans un bunker dissimulé sous le garage de l'Enfant-Loup.
Il va être mis au travail.
On lui fournit une perceuse à colonne, un bleu de travail et un travail: percer des trous dans des plaques de duralumin, à la cadence de 600 pièces à l'heure.
Mais il faut faire les choses en règles. Ramut signe un contrat de travail, il touchera un salaire, bénéficiera de RTT... mais dans les conditions qu'il préconise dans ses éditoriaux.
Le SMIC est trop cher et handicape les entreprises, Il sera payé au SMIC diminué de 20%. Il doit travailler en pause selon les 3x8 et prester des heures supplémentaires non-payée pour respecter la cadence, doit accepter des heures supplémentaires lorsque la demande augmente...



Pierre Ramut, l'intellectuel qui n'a jamais travaillé de ses mains, découvre la réalité du monde ouvrier. Ce monde qu'il méprise sans le connaître.
Gérard Mordillat est un homme de gauche, un homme engagé et en colère. Mais un homme qui n'a pas oublié que rire est essentiel.
Ses Brigades du Rire sont à son image: passionnées, pertinentes dans la critique qu'elles délivres et impertinentes qu'à la manière de porter cette critique.
Son idée est jubilatoire et bien menée jusqu'à son terme. je dois avouer avoir craint qu'il n'arrive pas à conclure son roman de manière satisfaisante. Mais il s'en sort parfaitement, parce qu'il a eu l'intelligence de ne pas tomber dans la fable politique facile. Les Brigades du Rire sont consciente de l'aspect dérisoire de leur entreprise.
Pas de revendication, pas de discours enflammés pour défendre une thèse contre l'autre.
Juste des destins qui seront transformés par cette histoire. Finalement Ramut et les membres des Brigades sont pareils: de simples individus au sein de la société. Ramut fera l'amère expérience de voir que le monde continue de tourner sans lui. Sans même un soubresaut de la machine. Il ne vaut pas plus que les autres.
Gérard Mordillat ne tombe jamais dans le piège du livre idéologique. Il a écrit un roman très divertissant, mais qu'il parsème de réflections ou pensées qui précisent sa pensée.
Il nous rappelle qu'avant, on avait un métier, puis un travail, qui s'en mué en emploi avant de devenir un job. L'évolution du mot en dit long sur la dégradation de l'image du travailleur. Un employé, comme son nom l'indique, s'emploie, comme on emploie un outil. Dans le même temps, la société a troqué ses responsables du personnel à des directeurs des ressources humaines. Le travailleur n'est plus une personne, mais une ressource que l'on peut ajuster. Et pour faire plus efficace, on préfère parler de DRH, dont on ne sait plus si le D de cet acronyme renvoie à directeur ou destructeur.
Gérard Mordillat nous rappelle la fracture sociale qui s'agrandit entre le monde du travail et celui des élites. Par exemple, lors d'une scène savoureuse, Pierre Ramut reçoit sa fiche de paye et découvre toutes les retenues dont il n'avait pas idée. Après les déductions légales et les retenues pour logement et nourriture, il ne lui reste que quelques dizaines d'euros.
Dans un autre passage, il s'enflamme, reprenant Robespierre qui fustigeait la charité, parce qu'elle sert de prétexte à accepter l'inégalité. La charité abroge l'égalité, dit-il. A ce moment, j'ai directement pensé aux Restos du Coeur, sensés être une mesure d'urgence en attendant que les gouvernements prennent les mesures nécessaires pour agir contre cette extrême pauvreté. En lieu et place, la pauvreté à continuer d'avancer et les Restos du Coeur se sont institutionnalisés. Comme si la pauvreté était normale.
Les Brigades du Rire est un livre drôle, mais grave. Un livre qui met l'individu au centre de ses préoccupations. Il y a quelque chose qui me rappelle le cinéma social anglais, dans cette faculté de jongler avec la légèreté et la gravité. Ce n'est pas un grand livre, mais c'est un livre réussi, qui touche, amuse et fait réfléchir. A notre époque, ce n'est déjà pas si mal.