lundi 16 décembre 2013

Le livre comme objet




La couverture, ou le dos de Bleu de Lewis Trondheim


Cela peut paraître étrange, mais j'ai parfois l'impression que la bande dessinée en particulier, et le livre en général, s'enferme dans de fausses contraintes techniques qui brident ses potentialités.
Le livre, dans son acceptation la plus large, consiste en un ensemble
de pages reliées entre elles et contenant des signes destinés à être lus.



En me reportant à l'article de wikipédia, j'ai trouvé quelques définitions:

réunion de plusieurs feuilles servant de support à un texte manuscrit ou imprimé (Litttré)

Pour l'Académie Française:

I. Assemblage de feuilles manuscrites ou imprimées destinées à être lues. Dans l'Antiquité et au Moyen Âge, suite de feuillets manuscrits réunis en une bande enroulée autour d'un cylindre, ou pliés et cousus en cahiers. À l'époque moderne, assemblage de feuilles de papier imprimées, formant un volume relié ou broché.
II. Assemblage de feuilles, registre où l'on porte diverses informations, divers renseignements.

Cette dernière définition  démontre bien que la forme de l'objet telle que nous la connaissons n'est qu'une forme parmi d'autres possibles. Pourtant, c'est pratiquement la seule que nous rencontrons. L'orientation même du livre ne semble pas souffrir de discussion. Un livre doit être en format "portrait" et ce n'est que dernièrement qu'une maison d'édition fait sa promotion sur un format "révolutionnaire": l'ultra-poche



Ce n'est guère qu'en matière de livre pour enfant que les livres revêtent encore un aspect ludique ou original. Rabats, pop up, superposition, pliages, effet de matières... le livre pour adulte est visiblement un objet trop sérieux pour se permettre toute forme de fantaisie. Certains livres osent l'originalité comme La Caverne des Idées de Somoza, dans lequel l'intrigue les notes en bas de page ont toute leur importance.
Même lorsqu'il s'agit de bande dessinée, là où l'aspect visuel joue un rôle primordial, l'objet en tant que tel reste désespérément prisonnier d'un format.
Toutes les pages ont la même dimension et la même matière. Tout au plus trouve-t-on parfois des encarts, comme la Tijuana Bible intégrée au milieu du Black Dossier de The League of Extraordinary Gentlemen. Mais l'objet-livre reste d'une grande rigueur.
A titre d'exemple, lorsque qu'Andreas réalise le tome 12 de sa série Capricorne, il aura bien du mal à imposer le concept d'un épisode sans titre et à la couverture uniformément blanche. Il sera contraint de conserver le bandeau de la série, déforçant son concept.






Pourtant, il y a moyen de tirer profit de ce format. Et il  me vient à l'esprit quelques exemples:

Bleu de Lewis Trondheim qui, ne comportant aucune inscription, peut être virtuellement lu dans tous les sens: à l'endroit,, à l'envers, de gauche à droite ou de droite à gauche.

Une planche de Bleu
Dans certains essais de bande dessinée palindromiques, les cases se répètent en ordre inverse à partir d'un axe de symétrie virtuel au milieu du livre. Stéphane Blanquet utilise cette technique dans Morphologie Variable, Etienne Lecroart dans Cercle Vicieux, et les frères Schuiten s'amusent de ce principe dans Nogégon, dans lequel chaque case répond à sa "jumelle inversée": un gros plan de personnage en colère répondra au gros plan du même personnage apaisé, par exemple.
Seron faisait basculer La Planète Ranxérox du format franco-belge à un format à l'italienne.
Des planches d'Immondys de Hulet exigeaient un miroir pour être lues.
Marc-Antoine Mathieu reste l'exemple le plus connu, jouant sans cesse sur l'objet 48cc dans sa série
Julius Corentin Acquefacques, y intégrant une spirale, un "trou de matière"... autant d'exercices ludiques sur l'objet-livre, le concept de bande dessinée et mise en abîme.
Dernièrement, plusieurs autres exemples sont parus:
Un cadeau, de Ruppert et Mulot, se présente comme un livre à lecture unique puisqu'il faut déchirer les pages pour arriver à la page suivante



 

Ce qu'il reste du cadeau après lecture

Building Stories, qui se présente comme une boite comprenant 12 fascicules de format et de pagination différente, certains n'étant qu'un simple bande de quelques cases. L'ensemble forme une même histoire, à lire dans l'ordre de son choix. Il n'est d'ailleurs pas rare qu'il faille retourner son livre dans tous les sens lors de la lecture.



 


The Great War de Joe Sacco est un fait une frise de 7 mètres de long, qui décrit le premier jour de la bataille de la Somme. Inspiré de la tapisserie de Baïeux, il peut être considéré comme un long plan séquence




Dans Fenêtres sur rue, Rabaté propose un livre en accordéon, qui correspond à dix instants dans une même décors.





Évidemment, de tels approches qu'on pourrait qualifier de radicales restent exceptionnelles. Mais il est étonnant de les voir édités dans un laps de temps aussi court et cela met d'autant plus la grande frilosité du milieu du livre face à l'innovation ou l'expérimentation lorsqu'il s'agit de toucher au sacro-saint contenant.