lundi 18 décembre 2017

Quelques découvertes 2017

Une fois n'est pas coutume, je me lance dans le post marronier de fin d'année: les livres de l'année.
Comme d'habitude, je n'ai pas lu beaucoup de bandes dessinée cette année et sans doute peu de bestsellers, hormis l'une ou l'autre madeleine que j'ai du mal à lâcher (à commencer par Thorgal, Walking Dead et dans un réflexe quasi morbide Largo Winch).
Il est donc évident que sur quelques milliers de sorties de l'année je n'en ai lu qu'une infime partie et que j'ai probablement raté quelques perles que je rattraperai au fur et à mesure des mois et années qui viennent. Les listes d'indispensables, palmarès et sélections en tous genres fleurissent en cette saison. Au lieu d'y voir autant de tentatives de constituer LA liste officielle et exhaustive de l'année écoulée, contentons nous  d'y voir autant d'invitations à la découverte. La liste qui suit n'a pas d'autre prétention.




Etunwan, celui qui regarde: J'admets que, même en comptant large, ce livre date de 2016. Mais il a été honoré lors de la Fête de la Bande Dessinée à Bruxelles en septembre. C'est à cette occasion que je l'ai découvert et je décide donc unilatéralement de l'inclure. Ce roman graphique, signé Thierry Murat, livre relate la vie d'un photographe (fictif) qui, lors d'une expedition scientifique, découvrit la culture indienne. C'est en 1867 que Joseph Wallace, photographe qui mène une petite vie bourgeoise à Pittsburgh, rejoint l'expédition scientifique du docteur Walter. Il s'agit de cartographier les vastes zones inexplorées avant que le chemin de fer ne relie les 2 côtes. Wallace y rencontre la culture indienne. Il multiplie les clichés et commence à se sentir témoin d'un monde qui ne va pas tarder à disparaître face à l'avance de la civilisation. Thierry Murat réussit un très beau livre qui explorent de nombreuses questions autour du sens de l'image, de la difficulté de capturer la réalité au lieu d'un simulacre, du rôle de témoin qu'endosse le photographe, conscient qu'il documente une réalité vouée à disparaître. Le propos est riche et passionnant. Le relatif anonymat qui a accompagné ce livre n'est en que plus dommage.

Paysage après la bataille: autre petit arrangement avec le calendrier, ce livre date également de 2016 mais je l'ai découvert grâce à son Fauve d'Or angoumoisin. Cette brique révèle une histoire toute en atmosphères traitant du deuil et de l'absence. Il s'en dégage une certaine poésie. L'ensemble est très cinématographique, entre lent travelling, longs plans séquences. Il s'agit du type de livre qui réclamerait presque une bande originale pour en renforcer les ambiances. J'imagine quelques compo de Nick Cave et Warren Ellis, de dépouillé et hypnotisant.







Epiphania: Ludovic Debeurme fait partie de ces auteurs à l'univers très particulier et assez unique. On pense à Burns, à Clowes, à David Lynch, à Topor... et pourtant, Debeurme n'est pas qu'une somme d'influences (supposées et avérées). Découvert dans le monde alternatif, il avait déjà signé quelques titres chez Futuropolis. Il se retrouve désormais Casterman. Il n'a pourtant pas vraiment essayé d'être plus fédérateur avec le premier tome de cette trilogie qui traite de paternité, de différence et de la difficulté de trouver sa place. C'est barré et étrangement émouvant. je doute que cela casse la baraque en terme de ventes, mais c'est franchement réussi








Winter road: un titre de Jeff Lemire paru d'abord en français avant d'être dispo en anglais sous le titre de Roughneck (qu'on pourrait traduire par le "vaurien"). Lemire alterne scénarios pour l'univers Marvel, très calibré (Old Man Logan, X-Men), série grand public (Descender, Black Hammer) et titres plus intimistes dans lesquels il assure dessin et scénario. Dans ce récit qui renoue avec la veine de Essex County,  il s'intéresse à un frère et une soeur en perdition. Lui est un ancien joueur de hockey qui a ruiné sa carrière à force de bagarres et d'incidents. Il est depuis un alcoolique  bagarreur qui bénéficie de la sympathie de quelques proches pour éviter la prison. Elle a fui la maison familiale des années auparavant et a sombré dans la drogue. Leurs retrouvailles seront délicates. Lemire est en terrain connu. Ce n'est sans doute pas son meilleur livre, mais un bon livre par un auteur au sommet de son art ne se refusde pas, même s'il a déjà été plus inspiré.




Le livre: il n'y a pas grand chose à dire sur ce livre dans lequel l'argentin Nicola Arispe propose une relecture graphique de sept épisodes de l’Ancien Testament : la création du monde par Dieu, le sacrifice d’Abraham, la venue de l’Ange vengeur, les doutes de Job, les lamentations de Jérémie, la prophétie d’Ezéchiel et la punition de Jonas. Il opte pour une vision "désaxée" de ces récits, les interprétant souvent dans un environnement semi-animalier et fantasmagorique, sans toucher au texte initial. L'ensemble est un bel objet poétique qui invite à la contemplation, non sans parfois rappeler Moebius.






La Fissure: un reportage sur les frontières de l'Europe et la fissure béante qui se creuse en son sein. Les auteurs voyagent d'une frontière à l'autre. Au sud, là où des vagues de réfugiés tentent de rejoindre l'Europe. Puis au nord, vers l'ex URSS, où l'ombre de Poutine fait planer un étrange sentiment d'insécurité. Le propos est engagé sans être moralisateur. Il se veut un constat qui prend le parti d'aller voir là où personne ne va regarder. Les réfugiés y sont montrés comme autre chose qu'une statistique. Les journalistes ont été voir les conditions d'accueil dans les camps européens. Il n'est pas nécessaire d'en rajouter pour se demander comment l'Europe peut tolérer ce qui s'y passe avec son consentement tacite. Aux frontières de la Russie, nous découvrons toute une zone d'instabilité politique qui pourrait faire tâche d'huile et impacter toute l'Europe, sans que nous nous e soucions vraiment. C'est si loin de chez nous... en quoi cela nous concernerait ? Cette fissure dont pare le titre, c'est celle qi naît des tensions contradictoires qui traversent l'Europe et que nous choisissons de ne pas voir. Si vous voulez continuer de vous voilez la face, si vous préférez voir les réfugiés comme, au mieux, une statistique désagréable, au pire comme une invasion hostile face à laquelle nous devons résister par tous les moyens, si vous pensez que nous sommes dans la "forteresse Europe", protégé des troubles qui agitent les frontières du nord, ce livre n'est pas pour vous.
Il faut également noter que les auteurs ont composé leur livre à partir de photos qu'ils ont retravaillé pour leur donner un rendu très particulier, écrasant la profondeur de la photo pour se rapprocher d'un rendu "dessiné". Le résultat est esthétiquement superbe.








Tu sais ce qu'on raconte: elle court, elle court, la rumeur... Une petite ville de province se réveille avec une drôle de rumeur qui passe de bouche à oreille. On aurait aperçu le fils Gaborit. La machine s'emballe. Mais qui est le fils Gaborit ? Qu'a-t-il fait ? Tout le livre est basé sur un jeu narratif très réussi. Le récit apparaît comme un long monologue passant de personnage en personnage. La rumeur passe d'un anonyme à un autre, jusqu'à ce que... Drôle et inventif.















La terre des fils: Gipi fait partie des meilleurs auteurs actuels. Avec ce livre, il propose une fable post-apocalyptique entre La Route de Cormac McCarthy et Sa majesté des Mouches de William Golding. D'une écriture sèche et d'un graphisme très épuré, ce livre s'impose pour moi comme l'un des meilleurs livres de Gipi et l'un d'un meilleurs titres de cette année.













Les contes du suicidé: Il s'agit d'une anthologie de de recits adaptés de l'auteur uruguayen Horacio Quiroga. A chaque récit, Lucas Nine adapte son style pour mieux traduire le ton particulier de caque nouvelle. J'y ai retrouvé le plaisir que je ressentais dans les recueils d'adaptations fantastiques de Dino Battaglia. Ambiance vénéneuse, graphisme élégant. Classique mais très efficace.











Black dog: Ce travail de commande réalisé par Dave McKean explore la psyché de Paul Nash,  peintre officiel de l'armée anglaise pendant les 2 guerres mondiale. Loin d'être un panégyrique de son sujet, Paul Nash n'ayant par exemple pas approché un champ de bataille pendant 14-18, bénéficiant d'une blessure opportune qui le tint éloigné du front, ce récit très onirique se veut avant tout une longue réflection sur la prise de conscience du pouvoir de l'artiste, ou plutôt de sa place par rapport à la représentation de l'horreur. Dave McKean livre un travail visuel formidable, même si son propos est parfois nébuleux.








Levants: Nicolas Presl fait partie de mes  auteurs préférés. Chaque livre est directement reconnaissable en raison de  son style si particulier. Cela fait déjà 8 livres qu'il propose d'ambitieux récits muets. A la fin de chaque livre, je me demande comment il réussira à se réinventer pour sa création suivante. Il y arrive encore avec ce récit-gigogne qui, à travers la relation compliquée entre un marchand ambulant et une femme seule dans un pays arabe, il propose une réflexion poétique sur la condition de la femme à travers le destin de son héroïne, victime de la violence des hommes. Les images de Nicolas Presl sont belles et envoûtantes. Mais elles n'oublient pas de faire sens. Sous le symbolisme exotique, la réalité est décrite avec beaucoup d'acuité. Un grand livre de plus pour cet auteur.





Premiers Pas: livre étonnant qui relate l'histoire de Ham, premier primate à aller dans l'espace. Visuellement superbe, je dois reconnaître qu'il y a débat sur le propos que nous sommes plusieurs à interpréter différemment.

















Je suis Shingo: Kazuo Umezu raconte une étrange histoire, tout en non-dits. Satoru est un enfant turbulent, peu intéressé par l'école. Lorsque l'usine locale, dans laquelle travaille son père, annonce l'acquisition de 2 robots, il est complètement excité, surtout que son père travaillera avec eux, et que l'école va organiser une visite scolaire de l'usine pour présenter les robots. Satoru sera vite déçu. Loin d'être un robot humanoïde comme ceux qu'il voit dans les dessins animés,  "Monroe" n'est qu'un bras articulé. Et son père le perçoit comme une menace pour son emploi. Par contre, pendant la visite, Satoru rencontre Marine une fille de son âge avec qui il entame une amitié très fusionnelle. Et Satoru continue malgré tout de penser à Monroe, et pour aider son père, commence à le programmer. Comme souvent chez Umezu, l'apparente normalité d'une situation recèle quelque chose d'étrange et d'inquiétant. Le lecteur est maintenu sur le fil. Nous avons l'impression d'être au seuil de la catastrophe malgré des personnages et des situations qui devraient être rassurantes. La suite nous dira ce qu'Umezu a en tête.





Bitch Planet: un brulot féministe qui ne s'emarasse pas de nuances, mais pourquoi faudrait-il toujours prendre des gants ? Bitch Planet est une série rentre-dedans, qui emprunte beaucoup à la culture du cinéma d'exploitation (série Z, sous section prison de femmes), sans tomber dans la piège de la surenchère putassière. C'est trash, mais c'est bon.



















Descender: Jeff Lemire (encore lui) cette fois aux commandes d'une série de SF très classique. Planètes exotiques, enfant-robot, chasseurs de prime, complot intergalactique... rien de neuf sous les étoiles. Et pourtant une vraie réussite du genre parce que le scénario de Jeff Lemire n'oublie as de proposer des personnages fouillés et attachants et parce que le dessin de Dustin NGuyen, aux antipodes des codes habituels de ce genre, fonctionne très bien.









Black Hammer: Jeff Lemire (non, je ne fais pas une fixette) qui scénarise cette fois une série d'inspiration super-héroïque, dessinée par Dean Ormston. Des héros inspirés de personnages connus (Captain Marvel, Swamp Thing, J'onn J'onzz...) sont projetés dans une réalité alternative lors de leur combat contre leur némésis. Ils aboutissent dans une petite ville nord-américaine (qui rappelle celles que Jeff Lemire aime mettre e scène dans les récits intimistes qu'il réalise en solo, comme Essex County). Certains semblent se satisfaire de la situation alors que d'autres veulent trouver le moyen de rentrer chez eux, à Spiral City. Mas il faut avant tout ne pas se faire remarquer. Black Hammer se présente comme un mélange inattendu entre récit intimiste plutôt nostalgique et personnages super-héroïques. Par certains aspects, on pourrait penser à Alan Moore (quelque part entre Watchmen et Supreme, mais, évidement un ton en dessous).




mardi 12 décembre 2017

Chanson Douce, de Leila Slimani




Le titre évoque la chaleur d'un foyer, la tendresse entre un parent et son enfant.
Nous pensons inconsciemment à la chanson d'Henri Salvador.
Le bébé est mort.
Un première phrase comme un coup de couteau.
L'argument de ce roman de Leïla Slimani est connu.
Une nounou tue les enfants dont elle a la garde.
Comment en sommes-nous arrivé là ?
C'est ce que l'auteure nous raconte.
Elle nous présente Myriam et Paul, jeune couple parisien. Il est ingénieur du son. Elle est avocate, mais n'a jamais exercé. Elle a obtenu son diplôme quelques jours avant de donner naissance à Milla, leur premier enfant.
Puis vint Adam.
Myriam se rêvait mère épanouie et working girl.
Elle dépérit, coincée dans une maternité qui lui donne l'impression de disparaître. Jusqu'à ce qu'elle ait l'opportunité de se faire engager par un ami. Elle veut travailler.
Il faut trouver une nounou.
Ce sera Louise, une femme discrète et effacée, chaudement recommandée par ses anciens employeurs. Ils auraient presque fait un enfant de plus pour pouvoir la garder, disent-ils.
Dès les premiers jours, Louise est adoptée par les enfants.
Elle s'installe dans la vie de ce couple.
Elle devient indispensable.
Et pourtant, au fil des pages, il est difficile de ne pas voir les failles qui se creusent.
Beaucoup parlent de ce livre en y insistant sur la folie qui progresse en Louise.
J'y vois surtout une livre politique qui déconstruit une image sociale et critique la position de la femme dans la société.
Ce livre, c'est presqu'autant l'histoire de Louise que celle de Myriam.
Myriam, d'origine maghrébine, qui, lorsqu'elle pousse la porte d'une agence de garde d'enfant, est considérée par défaut comme venant proposer sa candidature comme nounou et pas comme une mère qui veut en engager une.
Myriam qui doit céder à l'injonction d'une maternité heureuse et épanouissante alors qu'elle veut autre chose.
Mais Myriam est une capitaliste comme les autres.
Dans les relations qu'elle et Paul tissent avec Louise, derrière cette bienveillance, cette familiarité qui leur font parler de "leur nounou" comme s'il s'agissait d'un objet, nous sentons une forme de violence sociale qui s'inscrit. Une barrière invisible qui fait de Louise un membre de la famille, qu'on exhibe et qu'on flatte comme une bête de foire.
Notre Louise est une perle, tout le monde nous l'envie.
Louise qui s'occupe de tout, qui cuisine pour les invités et que l'on convie parfois à se joindre à eux.
Louise qui reste parfois la nuit pour permettre aux parents de sortir sans crainte.
Louise qui se dilue lentement au sein de cette famille, remplit les vides. Elle n'existe plus que par sa fonction.
Elle est la nounou.
Et elle récolte le mépris un peu paternaliste de ses patrons.
Une des scènes les plus intrigantes se passe lors de vacances "en famille". Louise ne sait pas nager. Paul se met en tête de lui apprendre et découvre un peu malgré lui que cette femme discrète et austère possède un corps qui peut être désirable. Cela ne dure que quelques phrases, mais elles accentuent un rapport aliénant entre le couple et la nounou. Elle n'est pas une personne. Elle n'est qu'une employée. Un objet asexué et utile.
Cette aliénation rentre en résonance avec la folie latente de Louise.
Cette folie, cause ou conséquence d'une vie marquée par l'humiliation.
Ainsi l'un des derniers chapitres, l'un des rares consacré à la fille de Louise, parfois citée mais grande absente de ce livre.
Louise évoque parfois le Stevens des Vestiges du Jour. Ce majordome impeccable tellement obnubilé par sa mission qu'il en devient aveugle à ce qui se déroule sous ses yeux.


Stevens en nourrira (peut-être) quelques regrets sur le tard.
Pour Louise, ce sera très différent.

Une chanson douce est un très grand  livre, qui confirme tout le bien que j'avais pensé de Dans le jardin de l'ogre. Mais un livre violent et dérangeant qui peut choquer, il faut en être conscient.