lundi 14 juillet 2014

Les Terres Sombres de Paz Boïra et Rémy Pierlot



J'ai découvert cet album grâce à l'opération SBAM coorganisée par Cornélius, FRMK et Les Requins Marteaux. J'avais déjà 4 livres sous le bras et je devais en choisir un cinquième, l'opération exigeant de choisir 5 titres. Le libraire conseillait justement ces Terres Sombres  à une cliente, le considérant comme un chef d'oeuvre. A priori, ce titre ne m'attirait pas spécialement mais le but de SBAM étant de stimuler la curiosité des lecteurs, j'ai sauté le pas.

Ce livre est un produit l’association La « S » Grand Atelier, située au cœur des Ardennes Belges. La « S » propose une série d’ateliers de création (arts plastiques et arts de la scène) pour des artistes mentalement déficients. Le but premier de cet atelier, animé par des artistes, est de réaliser et diffuser des oeuvres issues de ces rencontres, comme par exemple le collectif Match de catch à Vielsalm 

Les terres Sombres est un autre livre né de ces rencontres.
Mais il serait injuste d'aborder ce livre avec l'à priori au vu du handicap mental d'un des auteurs. Le but de la S est de proposer des objets culturels à part entière. Il faut l'aborder comme tel, sans idées préconçues. Il faut se laisser entraîner dans ces Terres Sombres.
La récompense n'en est que plus belle. Les Terres Sombres fait partie de ces livres étranges, qui vous hantent sans pour autant délivrer de clé pour les comprendre. Une invitation à se plonger dans des planches sombres mais lumineuses, issues de la superpositions de couches réalisées par Paz Boïra, dessinatrice, et Rémy Pierlot, artiste porteur d'un handicap mental.
Les images semblent traduire une forme de redécouverte et d'émerveillement de la nature.
Un homme et un ours cheminent ensemble, sans que l'un ne semble avoir d'ascendant sur l'autre.



Ils sont égaux, reliés par une appartenance commune à un Grand Tout qui s'offre à leurs yeux, et aux nôtres.
Parce que muet, ce livre s'adresse essentiellement à ce sens "primatif": la vue.
Mais ce que l'oeil perçoit dépasse la simple observation. Il permet de déceler ce qu'il y a au delà.
C'est en tout cas ce que les dernières pages suggèrent.
Être offert à la vue ne signifie pas être vu.



On peut regarder sans voir.
Pour voir, il faut prendre le temps, s'abandonner.
Les terres Sombres invitent à cet abandon.
Un livre court mais dense, qui joue sur les sensations.




mercredi 9 juillet 2014

mardi 1 juillet 2014

La liste fermée des 20 BD indispensables de l'ACBD


Comme chaque année à cette même période, les journalistes de l'ACBD publient une sélections de 20 titres: les indispensables de l'été.
Cette liste est en général reprise par plusieurs journaux, blogs et sites plus généralistes comme Babelio, livres-hebdo,etc. J'y ai jeté un oeil, comme tous les ans.
Je regrette directement l'accroche de leur article: "c'est l'été, lisez des BD!", qui laisserait presque entendre que la bande dessinée, c'est une lecture facile, à glisser entre la crème solaire et l'essuie de plage. Maladroitement, l'ACBD se livre à un petit exercice d'auto-dénigrement assez fréquent. Après tout, ce n'est que de la bande dessinée, comme on dit. Mais c'est un détail. ce qui importe, c'est le contenu de cette fameuse liste.
En tant que telle, elle n'a rien de honteux.

  • Amère Russie T1 : Les Amazones de Bassaïev d’Anlor et Aurélien Ducoudray, éditions Grand Angle
  • L’Arabe du futur : une jeunesse au Moyen-Orient (1978-1984) de Riad Sattouf, éditions Allary
  • Blast T4 : Pourvu que les bouddhistes se trompent de Manu Larcenet, éditions Dargaud
  • Chamisso, l’homme qui a perdu son ombre de Daniel Casanave et David Vandermeulen, éditions Le Lombard
  • Charly 9 de Richard Guérineau d’après Jean Teulé, éditions Delcourt
  • Choc T1 : Les Fantômes de Knightgrave d’Éric Maltaite et Stéphane Colman, éditions Dupuis
  • Le Dahlia noir de Miles Hyman et Matz d’après James Ellroy et David Fincher, éditions Casterman
  • Docteur Radar, tueur de savants de Frédéric Bézian et Noël Simsolo, éditions Glénat
  • Le Fils du yéti de Didier Tronchet, éditions Casterman
  • Lune l’envers de Blutch, éditions Dargaud
  • La Machine à influencer de Josh Neufeld et Brooke Gladstone, éditions Çà et là
  • Mattéo T3 Troisième époque (août 1936) de Jean-Pierre Gibrat, éditions Futuropolis
  • Moby Dick T1 : Livre premier de Christophe Chabouté d’après Herman Melville, éditions Vents d’Ouest
  • Moderne Olympia de Catherine Meurisse, éditions Futuropolis/Musée d’Orsay
  • La Nueve : les républicains espagnols qui ont libéré Paris de Paco Roca, éditions Delcourt
  • Rouge comme la neige de Christian de Metter, éditions Casterman
  • Une affaire de caractères de François Ayroles, éditions Delcourt
  • Les Vieux Fourneaux de Paul Cauuet et Wilfrid Lupano, éditions Dargaud Benelux
  • La Vision de Bacchus de Jean Dytar, éditions Delcourt
  • Wet Moon T1 & 2 d’Atsushi Kaneko, éditions Casterman-Sakka

Le premier réflexe de pas mal d'amateurs (ne niez pas, vous avez déjà compté, avant même de lire le premier paragraphe) sera de faire rapidement le compte de ce qu'il a lu, et d'y chercher soit la validitation de ses goûts, soit la confirmation de l'incurie des professionnels qui ont manqué la crème de le crème.
Personnellement, je suis de trop loin l'actualité des sorties pour m'abaisser à ce genre de viles pratiques (j'en ai lu 4) mais je suis dans l'obligation de trouver cette liste à la fois surprenante et très (trop?) attendue.
Il ne s'agit pas de critiquer l'absence ou la présence de tel ou tel livre. cette liste est le fruit de la collaboration de 87 journalistes. Il est évident qu'elle sera plutôt consensuelle. Il n'est pas surprenant d'y retrouver des "habitués" comme Larcenet, Sattouf ou Blutch. Il n'est sans doute pas innocent non plus d'y retrouver plusieurs adaptation de romans (Charly 9, Moby Dick et Le Dahlia Noir), comme pour insister que la bande dessinée gagnerait ses titres de noblesse en se frottant à la littérature.
Mais c'est une autre proportion qui étonne: la manière dont cette sélection reproduit plus ou moins la répartition en part de marché des groupes d'éditions: en gros, 75% pour les gros historiques (Dargaud/Dupuis/Lombard, Casterman/Sakka, Futuropolis) et 25% pour le reste. Des proportions similaires se retrouvent par exemple dans la sélection angoumoise, mais paraît moins évidente à cause d'un plus grand nombre de livres sélectionné et de l'existence de plusieurs catégories.
On peut se dire que cette sélection n'a pas de valeur particulière, au contraire de la sélection d'Angoulême qui donne un coup de projecteur important aux éditeurs nominés. On peut également penser, encore une fois, que la liste en tant que telle n'est pas déshonorante. Mais j'en viens à me demander à qui elle s'adresse et surtout, à quoi sert-elle?
L'amateur n'y trouvera probablement rien de neuf. Si je n'ai pas lu la majorité de titres qui la compose, aucun ne m'est complètement inconnu et ce n'est pas leur présence sur cette liste qui me fera brusquement acheter ceux que je n'ai pas lu. Et est-il utile de signaler aux amateurs des bestsellers Blast ou Matteo ?
Quant au néophyte, on pourra légitimement se demander pourquoi justement lui conseiller le tome 4 de Blast. Outre le fait que la lecture de ce livre risque de sérieusement plomber le moral du vacancier, on peut légitimement considérer qu'il n'a pas lu les 3 premiers s'il est néophyte. Alors pourquoi l'aiguiller vers une fin de série? ne faudrait-il pas se consacrer sur des one-shots, des premiers tomes et des intégrales?
Je ne la trouve satisfaisante pour personne. Ni pour l'amateur en quête de découverte, ni pour le néophyte qui chercherait une porte d'entrée.
Elle se voudrait sans doute liste "couteau suisse". On ne manquera pas de me rétorquer que pour le néophyte, il y a de quoi trouver son bonheur (Moderne Olympia, Docteur Radar... ), comme pour l'amateur en quête de livres passés plus inaperçu (La machine à Influencer a sans doute besoin d'un petit coup de projecteur supplémentaire pour trouver son public). Mais cette liste, à force de vouloir contenter tout le monde, ne contente plus personne. On imagine presque les calculs d'apothicaires, les petites compromissions, les choix difficiles... pour conserver vaille que vaille un équilibre instable entre la chèvre, le chou et la crémière, tout en gardant une philosophie générale très mainstream* grand public (par opposition à "de niche") que l'on peut mettre en évidence en notant:
  • l'absence quasi complète d'éditeurs "de niche", n'étant représentés que par Çà et là, choix d'autant plus étonnant que cet éditeur, aussi intéressant qu'il soit, me semble surtout remarquable pour son travail de traductions d'auteurs anglophones alternatifs (dont leur excellente initiative de traduire American Splendor d'Harvey Pekar ou les livres d'Eddie Campbell), alors qu'il aurait été intéressant de mettre en avant le travail d'auteurs francophones
  • la sous-représentation de bande dessinée asiatique, limitée au seul Wet Moon, titre atypique d'un auteur atypique, alors que les manga, manwha... occupent une place autrement plus importante sur  le marché de la bande dessinée. L'ACBD préfère laisser la manga dans son ghetto au lieu d'essayer de mettre en avant sa diversité et combattre les idées reçues (en tout cas dans le grand public)
  • l'absence complète des comics, alors qu'on aurait pu s'attendre à ce qu'au moins le catalogue Urban (associé à Dargaud) place l'un ou l'autre tire, comme Saga, voire l'un ou l'autre Batman (il n'est jamais trop tard pour conseiller à nouveau Year One au néophyte) ou Sandman, qui connaît enfin une édition correcte.


En fait, cela donne l'impression que l'ACBD perpétue à l'insu de son plein gré cette idée de niches, concurrentes d'une bande dessinée mainstream grand public, qui se taille la taille du lion dans sa sélection. Cette dernière apparaît dès lors terriblement fermée et repliée sur une vision orthodoxe de la bande dessinée.
Je ne sais donc pas à qui s'adresse cette liste, mais qui qu'elle vise, j'ai l'impression qu'elle manque sa cible de toutes les façons.



* à chaque fois que l'on utilise le terme "mainstream" et "alternatifs" commencent les discussion sur ce qu'est le mainstream. Dans une note récente sur du9, Xavier Guilbert résume bien le problème 
Dans ce débat où les frontières sont souvent floues, les définitions vagues, les allusions voilées, et où chacun est certain que «l’on sait de quoi l’on parle», les choses sont loin de relever de l’évidence
Pour préciser ma pensée, je pense que la meilleure manière de l'expliquer n'est plus tellement en terme de styles ou de thèmes (parce que, finalement, l'alternatif d'hier devient souvent le mainstream de demain... il suffit de voir l'évolution de la perception du travail de Sfar ou Trondheim, longtemps associés à la bande dessinée alternative mais qui sont désormais plutôt à classer du côté des mainstream) ou des montages financiers, mais plutôt en considérant leur importance relative dans le paysage en terme d'exposition. Il existe un groupe dominant en parts de marché (Dargaud/Dupuis/Lombard, Casterman/Sakka, Futuropolis) dont la force de frappe et l'exposition permet de dicter certaines conditions de marché. Les alternatifs sont ceux qui se battent pour les places restantes sur les étals, ceux qui ont moins accès aux médias spécialisés ou généralistes. Ce serait le cas de 12bis (qui a été repris par Glénat), Paquet ou les Humanoïdes Associés.
Paradoxalement, je considère que parmi les "dominants, il faudrait aussi inclure des éditeurs comme L'Association, Cornélius ou Atrabile qui se sont imposés comme les éditeurs occupant le devant de la scène dans leur "niche".
Mais cette définition n'est évidemment pas absolue et les catégories sont poreuses.