vendredi 10 juillet 2015

Tentative de liste purement subjective de 20 (et quelques) bandes dessinées plus ou moins classiques pour la plage




Comme tous les ans, l’Association des Critiques de Bande Dessinée publie sa liste d’indispensables de l’été. Comme chaque année, je considère cette liste avec une certaine incompréhension. A qui s’addresse-t-elle ? Quel est son but ? Finalement, elle ne me semble que compiler une série de titres déjà couronné de succès, qu’ils soient attendus (L’Arabe du Futur, Le Rapport de Brodeck…) ou plus surprenants (La Favorite) et ne cherche pas à mettre en lumière des titres étant passés inaperçu. De plus, elle snobe de manière incompréhensible toute la bande dessinée asiatique et limite la bande dessinée anglo-saxonne à deux livres plus exigeants (le formidable Ici de McGuire et le attend mais décevant Sculpteur de Scott McCloud), ignorant les comics. Elle me semble s’addresser plutôt aux néophytes ou aux lecteurs “saisonniers”.
Si le but est de faire découvrir des bandes dessinées aux personnes qui n’en lise peu ou pas, pourquoi ne pas élargir le champ d’expérimentation et inclure des titres de toutes les époques ? J’ai tenté de constituer une petite liste rapide, préférant les one-shot et les intégrales, quitte à exclure des séries trop longues (Sandman), des tomes isolés de série (tant pis pour les meilleurs Valérian…) les titres demandant une trop grande connaissance du média pour s’apprécier pleinement (Watchmen, qui demande un minimum de culture comics, à mon avis.
Cette liste n’est sans doute pas très équilibrée et très incomplète, mais elle n’a pas vocation d’être LA liste. Il s’agit juste de ma simple contribution de bandes dessinées qui pourraient trouver leur place entre la crème solaire et les tongs et qui sont suffisamment épaisses pour durer un peu.

  • Le Grand Pouvoir du Chninkel, un des premiers titres de fantasy en franco-belge signé par Rosinski et van Hamme, en congé de Thorgal. La Quête de l’Oiseau du Temps est l’autre référence, selon moi
  • Batman – Année 1, ou la recréation du mythe de Batman par Miller et Mazzuchelli, un sommet du genre, qui s’apprécie sans aucune connaissance préalable puisqu’il remet les origines de Batman a plat (Mazzuchelli qui s’est par la suite dirigé vers des titres plus expérimentaux dont le formidable Asterios Polyp)
  • C’était la Guerre des Tranchées, le chef d’oeuvre de Tardi
  • Lupus, de la bande dessinée de science fiction qui sort des sentiers battus, et tant pis si le héros a un nom de maladie. C’est une merveille de sensibilité, mais on n’en attendait pas moins de lm’auteur de Pilules Bleues
  • V pour Vendetta, une dystopie glaçante de Moore et Lloyd, que le film ne doit pas faire oublier (et de Moore, il y a aussi From Hell, qui vous fera frissonner)
  • Ibicus, parce qu’unbon livre naît parfois d’un accident. Ici lorsque Pascal Rabaté a cru chiner un livre méconnu de Leon Tolstoï avant de se rendre compte qu’il s’agissait d’un homonyme: Alexis Tolstoï. Mais le livre lui a tellement plu qu’il l’a adapté, pour un résultat jouissif
  • Black Hole de Charles M Burns, pour sa vision corrosive de la société
  • Bone, parce que le mélange du Seigneur des Anneaux et de Carl Barks, c’est vraiment une bonne idée et une grosse brique à savourer
  • Ici, parce que Richard McGuire signe un des chefs d’oeuvredu 9ème art (comme Chris Ware avec son Jimmy Corrigan)
  • Le Journal de mon Père, parce que Taniguchi sait (parfois) traduire les sentiments les plus subtils avec beaucoup de pudeur (comme dans Quartier Lointain)
  • NonNonBâ, le grand prix angoumoisin que personne n’a lu, et c’est bien dommage parce que ce récit initiatique d’un jeune japonais est magnifique
  • Le Photographe, juste parce que c’est merveilleux d'humanité et de beauté (comme La Guerre d’Allan)
  • Gens de France et d’Ailleurs, parce que Jean Teulé est au départ un auteur de bande dessinée qui avait déjà une sacré plume et que ces reportages dessinés sont épatants
  • Ballade de la Mer Salée, parce que Pratt est indispensable
  • Habibi parce que même si je n’aime pas Craig Thompson, je ne peux pas lui nier un vrai talent de conteur et de page turner (vaut aussi pour Blankets)
  • Paracuellos (ou toute autre série de son cycle sur l’Espagne Franquiste) de Carlos Giménez, merveille d’humanité, solaire, émouvant et interpellant.
  • L’Incal, grande série de SF barrée et délirante signée du maître Moebius et Jodorowski
  • Thorgal - Le cycle de Qâ, du grand Thorgal qui se suffit à lui-même
  • Les Tours de Bois-Maury, belle intégrale des 10 tomes de la série médiévale d’Hermann, rude mais humain
  • Le Transperceneige, science-fiction sociale et intelligente (et dans une moindre mesure, Requiem Blanc), et un peu de fraîcheur pour contrer les rayons trop forts du soleil
  • Trillium, un récit inclassable, entre SF et uchronie, mais surtout enthousiasmant
  • La Fièvre d’Urbicande, sans doute mon opus préféré des Cités Obscures, d’une logique imparable
  • Texas Cowboy, parce que c’est malin, ludique et drôle
  • Maus, parce que vous en avez déjà entendu parler des dizaines de fois, mais n’avez peut-être pas encore lu, ce qui est bien dommage (vaut aussi pour Persépolis)
  • Le Collectionneur, parce que la farniente invite à s’abandonner dans les images fantasmagoriques de Toppi. Pour une pointe d'exotisme, préférez sa version des contes des 1001 nuits: Sharaz-De
  • Peter Pan, ré-inventé (ré-enchanté?) par Loisel 
  • Quai d'Orsay, parce que c'est une des séries qui m'a le plus fait rire depuis longtemps 
Bonne lecure :o)

mardi 7 juillet 2015

Un Monde de Différence/Stuck Rubber Baby d'Howard Cruse






Cela faisait longtemps que j’avais envie de relire cette excellente bande dessinée d’Howard Cruse, parue en 1996 (Eisner Award du meilleur album) aux États-Unis et traduite courant 2001 (Prix de la critique en à Angoulême en 2002).
Pour ce remettre dans le contexte de sa crcréation, il faut se rappeler qu’au début des années 90, le monde de la bande dessinée aux États-Unis a subi un choc incroyable. La publication de Maus d’Art Spiegelman (même sans faire mention de son prix Pulitzer) a durablement marqué les esprits et a démontré au grand public que la bande dessinée peut aborder tous les sujets. Les attentes liées à ce livre d’Howard Cruse étaient donc énormes, parce qu’il touche à un sujet terriblement sensible (la ségrégation raciale et les violences homophobes). Il se doit de transformer l’essai de Spiegelman: réaliser une bande dessinée sérieuse qui s’affranchisse des idées reçues sur le média.
Howard Cruse n’est pas un inconnu. Ouvertement gay, il est très actif dans le monde de l’édition underground gay (à travers l’anthologie Gay Comix). Un de ses strips, Barefootz, introduisit dès la fin des années 70 un personnage ouvertement gay avant de créer Wendel, mettant en scène un couple gay. Le milieu underground l’a pourtant souvent critiqué pour son style très “rond” qui m’évoque les Archie Comics, loin de l’esthétique trash underground.

Un extrait de Wendel, d'Howard Cruse
Pour Un monde de différence (dont le titre anglais Stuck Rubber Baby est difficilement traduisible), il adapte son style, l’hybridant avec une pointe de réalisme et un gros travail sur les textures. Les cadrages sont souvent serrés et les textes très présents. Cela confère une forte densité à ses planches, riches de détails et d’informations.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser de prime abord, Un monde de différence n’est pas une bande dessinée autobiographique. Howard Cruse est effectivement natif du Sud des États-Unis, mais la comparaison avec son héros, Toland Polk, s’arrête là. Cruse a nourri son scénario de souvenirs, d’anecdotes, de faits reels… pour recréer l’ambiance étouffante des années 60, un peu à la manière de Carlos Giménez son travail sur l’Espagne franquiste.
Un monde de différence relate l’histoire de Toland Polk, jeune homme vivant à Clayfield, une ville imaginaire du sud des USA. Nous sommes au début des années 60. La ville baigne dans un un climat raciste et homophobe, conjugué à une peur irraisonnée du communisme, soupçonné d’être derrière tout ce qui dérange la quiétude de la communauté blanche.

Ne sachant trop quoi faire de sa vie, Toland s’installe chez un de ses amis, Riley, qui vit avec sa copine Mavis. Il y rencontre Sammy Noone, homosexuel assumé, qui emmène ses amis découvrir le monde de la nuit où homosexuels et noirs s’amusent et tentent d’oublier les persécutions. Parmi les personnages haut en couleurs qui brillent dans cet autre monde, il y a Ginger, jeune fille très impliquée dans la lute pour les droits civiques. Toland en tombe amoureux. Du moins le veut-il profondément, parce que c’est ainsi que doivent se passer les choses.
Un homme doit aimer les femmes.
Que Sammy soit gay, cela ne dérange pas Toland.
Mais lorsque cela le concerne directement,  les choses ne sont plus aussi simples.
Il se sent irrésistiblement attiré par les hommes. Mais il ne peut l’admettre.
Ginger représente ce qu’il considère comme sa seule chance d’être normal. De ne pas être une pédale.
A force de se battre contre lui-même, il a du mal à voir ce qui se joue autour de lui.
Cette bande dessinée nous rappelle qu’il y a 50 ans aux USA, on lynchait encore les noirs et on cassait du pédé en toute impunité. Howard Cruse évite pourtant l’écueil du récit revendicatif, préférant une peinture sensible dans laquelle les doutes d’un homme se heurte à la réalité de son époque. Si quelques personnages, à commencer par Chopper, représentant de l’autorité raciste et homophobe, hantent ces pages, ils n’apparaissent que rarement. Ils interviennent à la radio ou la télévision, on en parle, avec crainte ou moquerie, mais ils évoquent plus un climat général. Pointer du doigt l’un ou l’autre personnage reviendrait à faire de la violence et de l’homophobie une affaire d’individus, alors qu’il  s’agissait d’un état d’esprit sociétale.
Ce trait est surtout incarné par Orley, le beau-frère de Toland. Il représente le “bon” américain moyen, républicain inquiet de l’évolution de la société et obnubilé par le croquemitaine communiste.


En adoptant le point de vue de Toland, qui subit cette période tout en se lamentant sur ses propres problèmes, Cruse évite le pathos ou le militantisme primaire. Un monde de différence est un livre militant, entendons-nous bien. Mais le militantisme de Cruse passe par une prise de conscience progressive, sans cris, sans colère… il y a quelque chose de presque apaisé, comme s’il y avait un part d’exorcisme. Raconter l’ignominie de l’époque, sans oublier que les problèmes subsistent, mais sans se poser en accusateur. Howard Cruse préfère mettre en scène une galerie de personnages chaleureux, par opposition à la société blanche bien-pensante qui ne comprend pas que les noirs veuillent changer les choses alors que la situation lui convient complètement.
Il est rapidement fait allusion à Chopper à la fin de l’album, qui, devenu vieux, ne regrette rien de ce qu’il a fait pendant toutes sas années. Cela m’a rappel la dernière scène de L’Aveu, de Costa Gavras? Lorsqu’Yves Montand se retrouve face à son bourreau, des années après son calvaire. Ce bourreau, qui l’a maltraité des semaines durant, l’interpelle comme un vieux camarade, lui demandant “Mais qu’est-ce qui nous est arrivé, monsieur? Vous y comprenez quelque chose” avant de l’inviter à boire une bière, comme si de rien n’était.
En prenant ce recul, en faisant raconter cette histoire par le Toland d’aujourd’hui, sans rancoeur, ni colère, Howard Cruse semble nous dire qu’il faut vivre avant tout, que le nous récoltons les fruits des combats d’hier