vendredi 11 mars 2016

Retour sur Adrian Tomine






J'ai découvert le travail d'Adrian Tomine il y a une quinzaine d'année avec 32 Stories, une anthologie de ses premiers récits parus dans son fanzine Optic Nerve. J'ai vite enchaîné avec Les Yeux à Vif, recueil publié par Delcourt, reprenant des histoires plus tardives (réédité en version augmentée en 2008). J'accrochai vite à son univers froid et perturbant. Pourtant, après Blonde Platine, je n'ai plus rien lu de lui, à part son petit livre sur la préparation de son mariage, mais qui reste anecdotique et peu représentatif de son travail.
Il fut sans doute victime de mon désintérêt pour la bande dessinée au milieu des années 2000. Au départ, j'avais négligé son dernier livre, Killing and Dying (Les Intrus, chez Cornélius). Finalement, je l'ai acheté dans un comics store de Camden Store, plus ou moins au moment ou le festival d'Angoulême se prenait une dernière fois les pieds dans le tapis, lors d'une cérémonie de clôture qui a fait du bruit (et dont Tomine fut l'une des "victimes").
Toujours est-il que j'ai entamé la lecture de ce recueil en me souvenant d'une discussion à laquelle j'avais participé il y a bien longtemps sur un forum. Je me rappelais des grandes lignes de mon argumentaire. Par curiosité, j'ai relu dans la foulée Blonde Platine, ainsi que des extraits de 32 Stories et des Yeux à vif. Cela m’a permis de prendre conscience de l’évolution de Tomine, qui conserve malgré tout une patte très identifiable.
Les histoires d'Adrian Tomine sont entièrement articulées autour des problèmes relationnels de ses personnages. Tous semblent marqués par un profond mal-être. Dans leur posture même, ils semblent toujours écrasés par les circonstances. Ils sont souvent passifs, ballottés par les événements, à la limite de l’invisibilité. Ils représentent d’une certaine manière la caricature du cas social, le paumé incapable d’entretenir des relations sociales. Mais il lui arrive d’être tenté par autre chose… d'espérer sortir de ce carcan.
Pour échapper à ce mal-être qui l’opprime littéralement, il se laisse tenter par la transgression.
La séduction de l’interdit.
Pas tant l’interdit que la société lui impose mais celui qu’il s’est imposé à lui-même.
Pourtant sa nature ne tarde jamais à reprendre le dessus.
Dans l’une de mes histoires favorites des Yeux a vif (Echo Avenue), un couple découvre qu’en face de chez eux, un nouveau couple s’est installé. Il n’y a pas encore de rideaux aux fenêtres. Ils profitent donc d'une vue privilégiée sur leur intimité. Ils les surprennent en plein jeu sexuel bizarre. Amusés, ils éteignent les lumières pour pouvoir profiter du spectacle en toute discrétion. Mais une fois que le "spectacle" s’achève, le mari panique soudain, pressant sa femme de s’éloigner de la fenêtre. L’excitation du voyeur s’est muée en angoisse d’être observé. Comme si avoir cédé à la transgression les exposait à une forme de tribut.
On y trouve aussi une caractéristique des histoires d’Adrian Tomine, qui s’achève souvent sur fin ouverte. Il n’y a pas de résolution. Les personnages se retrouvent face à un choix, une croisée des chemins. Quelle sera leur vie par la suite ? Tomine ne donne jamais de réponse claire. Il laisse des indications qui peuvent induire une discussion. Mais souvent, cette fin ouverte apparaît comme le moment ou Tomine baisse le rideau sur son petit théâtre, rendant leur liberté aux personnages.
D’une certaine manière, Tomine capture ses personnages, les exposent à une épreuve, avant de leur rendre la liberté aussi brusquement qu’il les leur a enlevé. Il persiste d’ailleurs une froideur chez Tomine, qui ne semble pas éprouver beaucoup d’empathie pour ses personnages.
Il ne les juge pas, ne les plaint pas.
Il les observe.
Et nous invite à observer avec lui.
Qu’essaye de nous dire Adrian Tomine ?
Essaye-t-il de nous dire quelque chose ?
Se contente-t-il d’observer ?
Dans Escapade Hawaïenne (issu de Blonde Platine), il laisse Hillary Chan qui attend si l’homme qu’elle vient de rencontrer la rejoindra ou non. Dans Killing and Dying, il abandonne un père et sa fille au moment ou plus aucun mensonge n’est possible, mais qu’ils ne semblent pourtant pas prêts à cesser de se mentir pour maintenir je ne sais quelle illusion. Dans Echo Ave, il abandonne ce couple de voyeurs à une brusque montée d’angoisse…
Rien ne se résout jamais chez Tomine. Cette constante se maintient depuis les premiers récits. L’évolution ce fait par contre dans la forme. Des premiers récits très courts et parfois marqués par une ambiance irréelle, au style graphique assez uniforme, Tomine a évolué vers des récits plus longs et expérimentant de plus en plus dans la forme.

Escapade Hawaïenne, extrait de Blonde Platine

Les quatre récits composant Blonde Platine sont tous assez semblables dans leur structure et leur graphisme, très classiques.

Pour Killing and Dying, Tomine alterne les styles et plusieurs récits sont en couleur. Hortisculpture est raconté sous forme de strips évoquant les bandes humoristiques de la presse (un procédé employé par Daniel Clowes,  une des influences assumées de Tomine dans Ice Haven) alors que Translated, from the Japanese se compose de grandes cases de décors sans personnages (mais pas sans présence humaine, limitée à des éléments de décors), d’une précision naturaliste rappelant le trait de Chris Ware, accompagné de longue récitatifs qui semblent être extraits d'une longue lettre de confession. Intruders revient à un style plus brut, proche des premiers récits de Optic Nerve. Certaines histoires conservent un style plus réaliste, d’autres paraissent plus simples dans leur approche graphique, faussement humoristique (Go, Owls).


Translated, From the Japanese

Par contre, Tomine se fait très subtile dans sa narration, distillant de petits détails plus révélateurs qu’il ne paraissent de prime abord.
Killing and Dying
Beaucoup de subtilité chez Adrian Tomine, qui en fait un auteur vraiment intéressant.

mercredi 9 mars 2016

Intérieur Nuit, de Marisha Pessl



Ashley Cordova, fille du cinéaste culte Stanislas Cordova, se suicide.




Ce qui pourrait être qu'un simple fait divers sans grand intérêt intrigue au plus haut point le journaliste d'investigation Scott McGrath. Et pour cause, il s'est déjà intéressé à Cordova dans le passé. Le cinéma de Cordova est très noir et d'une puissance peu commune. Mais depuis qu'un crime particulièrement atroce a été considéré comme inspiré par l'un de ses films, il a été lâché par son distributeur. Depuis, ses films se vendent sous le manteau et ne sont plus projetés que clandestinement. Quant à Cordova, cela fait plus de 30 ans qu'il n'est plus apparu en public. Il a continué de tourner, essentiellement dans les studios qu'il a bâti dans sa propriété du Peak et les plus folles rumeurs courent sur lui.




Un extrait de la filmographie fictive de Stanilas Cordova


Persuadé que ce cinéaste mystérieux ne pouvait que dissimuler quelque chose de terrifiant, McGrath s'était alors laissé endormir par quelques révélations anonymes trop sensationnelles pour y résister. Oubliant toute prudence, il ne récolta qu'un procès perdu en diffamation, une réputation ruinée et un couple en déroute.
La mort d'Ashley lui procure le prétexte de se relancer sur la trace de Cordova. Très vite il est rejoint par Nora, apprentie comédienne, qui est la dernière personne connue  à avoir croisé Ashley, et Hopper, une vague connaissance d'Ashley qui lui a pourtant fait parvenir un étrange colis quelques jours avant sa mort. Ils reconstituent patiemment ses derniers jours. Au fur et à mesure de leur enquête, la personnalité d'Ashley apparaît de plus en plus mystérieuse, et les circonstances de sa mort soulèvent de plus en plus de questions. Et toutes pointent vers la père d'Ashley.
Ce gros roman de Marisha Pessl constitue une excellente surprise.
Un page turner redoutable, qui vous entraîne dans une intrigue dense et touffue, qui flirte plus d'une fois avec le surnaturel. Ce  roman est vraiment très abouti en terme de construction et de rythme. La complexité de l'intrigue ne fait jamais obstacle au plaisir de la lecture. On sent une écriture très feuilletonnesque et une histoire qui se prêterait facilement à une adaptation en mini-série. Mais Marisha Pessl ne s'est pas contentée d'écrire un thriller efficace.
Elle nous interroge aussi sur la pouvoir de la fiction et la part d'ombre qui habite les créateurs. Le mystère Cordova tient aux fantasmes alimentés par une oeuvre très noire et le culte du secret qui entoure son travail. On parle d'équipes techniques exclusivement composées d'illégaux pour s'assurer qu'aucune information ne fuite dans la presse, d'acteurs qui disparaissent sans laisser de traces, d'autres qui refusent d'aborder toute question relative à la méthode de travail de Cordova, se limitant à des banalités d'usage. Tout est en place pour laisser supposer la création de ces films si malsains se fasse dans des conditions malsaines, sous la férule d'un monstre. Quand, en plus, l'univers des films de Cordova contaminer la réalité se pose la question de la dimension surnaturelle de la fiction. La magie (noire) des films de Cordova serait-elle réelle ?
Comme beaucoup de romans anglo-saxons, Intérieur Nuit repose sur des personnages forts. Si le trio d'enquêteurs attire vite la sympathie, c'est pourtant l'ombre de Cordova qui donne de l'épaisseur à ce roman.
Composé comme un mélange de JD Salinger et Stanley Kubrick (pour le culte du secret), Roman Polanski, David Lynch et Dario Argento (le charme vénéneux d'Ashley n'étant pas sans rappeler celui d'Asia Argento), Stanislas Cordova s'impose comme un personnage fascinant. D'autant que Marisha Pessl lui a créé une vraie mythologie, lui inventant une biographie complexe, une filmographie exhaustive... le tout supporté par de multiples inserts (article de presse, capture d'écrans...) qui constituent une manière originale d'introduire certaines informations ou de souligner l'atmosphère du livre. Si le procédé peut faire penser à un gadget, il fonctionne pourtant très bien et accentue l'immersion du lecteur dans l'intrigue.
Un tour sur le site de l'auteur indique également l'existence d'une app qui décode la lecture du roman. Je n'ai pas encore eu l'occasion de l'essayer. Il donne accès à des contenus inédits comme celui-ci. Je m'étonne qu'aucun effort n'ait été fait par Gallimard pour tirer parti de ce matériel, d'autant plus que le roman joue de cet aspect multimédia.
En fait, une des forces de ce livre est de réussir à concilier une approche très mainstream tout en y intégrant parfaitement des éléments de culture underground.
Souvent, la culture underground est très mal comprise des écrivains mainstream qui se contentent d'utiliser des schémas stéréotypés et chargés de poncifs lorsqu'ils s'aventurent dans ce domaine.
On sent que Marisha Pessl a intégré et compris les bases de cette culture leur utilisation dépasse le simple gadget narratif. Tout cela fait de ce roman un excellent divertissement.

[edit] j'ai téléchagé l'app et l'ai essayé. Elle ne réagit que très rarement sur l'édition fraçaise, ce qui me semble confirmer que Gallimard a complètement ignoré l'aspect multimédia du livre.