Au début des années 70, Gébé se lance dans l’épopée utopique
de l’An 1. On s’arrête, on fait un pas de côté et on réfléchit. On planche sur un film à faire ensemble. Il y a de l’optimisme, de la foi en l’avenir. Ce
monde est bien mal en point, mais il ne tient qu’à nous de le remettre sur
pied.
En 1981, l’ambiance est toute autre. C’est à peu près l’époque
choisie par Alan Moore pour mettre en scène le monde morbide de Watchmen. La peur
de La Guerre Nucléaire, la vraie Der des Der, parce qu'il ne restera plus personne, ressurgit. L’élection de Mitterand
fait même craindre à certains l’arrivée des chars soviétique à Paris .
Koudelka, attendant les chars à Prague en 1968 |
Loin de l’utopie de l’An 1, Gébé signe alors cette
troublante Lettre aux survivants.
Parue initialement chez Albin Michel sous l’appelation roman
dessiné (sans doute en écho au terme "graphic novel" popularisé par Will Eisner), elle
fut rééditée par l’Association en 2002. Ironie de l’histoire, si 1981 fut l’année
du triomphe de Mitterand, 2002 fut celle de l‘humiliation de Lionel Jospin,
éjecté du second tour de l’élection présidentielle par Jean-Marie Lepen.
Lettre aux survivants est précurseur dans la forme. Gébé
compose des planches ou textes et dessins se mélangent hors de tout cadre
prédéfini. Cette liberté formelle était encore très nouvelle à l’époque.
L’apocalypse a eu lieu. Les bombes ont rasé toute vie
sur la surface de la Terre. Quelques survivants attendent calfeutrés dans leurs
abris anti-atomiques. Mais qu’attendent-ils ? Le facteur, tout simplement.
Nagasaki, 1945 |
Affublé d‘une combinaison anti-radiations, il parcourt ce paysage désolé sur son vélo et apporte le courrier. Drôle de courrier, d’ailleurs,
qu’il lit à cette famille modèle de petits bourgeois par l’intermédiaire d’un conduit
d’aération. Les missives sont autant de fables absurdes qui désorientent ses
auditeurs.
Gébé |
Récit politique et poétique, cette lettre aux survivants
questionne avec intelligence et humour certaines dérives de la société
actuelle. En se plaçant délibérément dans le domaine de la fable et du symbole,
Gébé évite l’écueil de la dénonciation des vices d’une période précise (les
années 80 sous influence tatchérienne et reaganienne). Il prend de la hauteur
et dénonce les vices d’une humanité toujours aussi malade 30 ans plus tard.
Cette lettre fait froid dans le dos parce que, sous des airs fantaisistes, sa lucidité
ne fait aucun doute. Le titre, d’ailleurs, ne fait mention que d’une seule
lettre, alors que le facteur en délivre plusieurs. Simplement parce que ce
livre est la seule lettre qui compte et qu’elle s’addresse aux survivants que
nous sommes. Survivants anticipatifs d'une catastrophe qui est en train de se produire. Cette lettre en devient presque un testament que nous a laissé Gébé,
plus de 20 ans avant sa mort en 2004.
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