mercredi 23 mai 2012

Sandman, de Neil Gaiman

Lorsque je suis parti bosser en Californie en 2000, je ne connaissais rien aux comics. J'avais demandé sur BDParadisio une liste de titres incontournables pour découvrir la bande dessinée anglo-saxonne
Les titres qui se détachèrent furent From Hell, Watchmen, V for Vendetta, The Dark Knight Returns et Sandman.
Je me lançai vite à la découverte des premiers. Je mis du temps à vraiment apprécier Watchmen, qui demande malgré tout une relative connaissance du genre super-héroïque pour pleinement  s'apprécier. J'aimai beaucoup V for Vendetta. J'eus plus de mal avec l'idéologie vaseuse de Franck Miller (mais, en, parallèle, j'avais reçu une sacré gifle en ouvrant Booze, Broads & Bullets, sans doute pas le meilleur Sin City, mais ce fut ma première prise de contact avec l'univers poisseux de Sin City et le choc esthétique reste intact) et j'adorai la démesure de From Hell.

 Mais je rechignai sur Sandman. Une vraie série longue, avec de gros TPB... Finalement, j'achetai le sixième tome, Fables and Reflections, sans trop savoir pourquoi mon choix s'est porté sur celui-là...A cause des pages du court récit Ramadan, illustrée par P.Craig Russell qui m'attiraient plus que les autres ? Mais je ne le lus pas tout de suite. Après un certain 11 septembre, mon client effectua des coupes sombres et je fus rapatrié en Belgique, avec une grosse caisse pleine de BD, allant de Calvin & Hobbes du génial Bill Watterson à The League of Extraordinary Gentlemen, en passant par Black Hole (un chef d'oeuvre absolu), Jar of fools, Batman-Long Halloween, du Daniel Clowes ou encore du Will Eisner (un des plus grands génies du 9ème art, au côté de Franquin, Hergé, Moebius, Hugo Pratt ou encore Alberto Breccia). Et, toujours pas ouvert, le tome 6 de Sandman. Impossible de me décider. Et surtout, je savais qu'il s'agissait d'une histoire à suivre et attaquer une série au tome 6 ne me motivait décidément pas.
Je découvris Kabuki de David Mack, explora la galaxie de Batman, et voilà que Delcourt annonce la sortie de Sandman en français. L'occasion d'enfin m'y mettre ? Surprise, le premier tome édité est le tome 4, Season of Mists, parce que si la série est à suivre, chaque tome pourrait se lire de manière indépendante, paraît-il. J'eus du mal à avaler cet argument (et je sais désormais que c'est une connerie, la vraie justification tient sans doute du fait que ce récit permet de mieux saisir le style particulier de Sandman, alors que les premiers tomes tatonnent encore un peu), mais je sautai la pas. Passé un dessin un peu désarçonnant (disons fonctionnel et des couleurs qui font parfois mal aux yeux), je fus séduit par le récit, et surtout par un ton nouveau, très original, tantôt grave, tantôt léger. Il y avait tant de choses qui auraient dû me faire détester Sandman (un point de départ improbable, un graphsime changeant et une palette de couleur trop vive). Pourtant, j'aimais ce que j'avais sous les yeux. Je ressentais une étonnante jubilation face à un univers qui ne ressemblait à aucun autre.
Le second tome traduit fut le hors-série Endless nights, qui reprend 7 courts récits consacrés à chaque Eternels. Le but de Delcourt à travers ce choix éditorial étrange était de permettre aux lecteurs de découvrir la série  par le biais de quelques signatures familières, dont Manara et Prado. Ce hors-série  peut de plus se lire vraiment indépendemment des autres. Mais c'est aussi le plus dispensable. Notons que le dernier segment, Destiny illustré par Frank Quitely avait été ecrit pour Moebius, mais ce dernier dut renoncer à le réaliser.
Enfin vint le premier tome, Preludes & Nocturnes,  qu'une note en bas de page du traducteur me fit refermer, très agacé... Neil Gaiman parlait d'une ambiance à la Hammer, que la note en bas de page expliquait par une référence à Mike Hammer, le détective privé... n'importe quoi. Je décidai de boycotter la version française pour me la jouer puriste et lire la série en anglais, dans l'ordre chronologique (finalement, ce fut Panini qui reprit la traduction, avant que la série ne tombe dans l'escarcelle de Urban Comics). Et ce fut une véritable révélation. Sandman intégra mon petit panthéon personnel.

Au commencement était Wesley Dodd alias Sandman, un justicier du comics golden age, qui portait un drôle de masque et utilisant un gaz pour endormir ses victimes. Il y eut ensuite un autre Sandman, du bronze age, créé par Joe Simon et Jack Kirby, qui protégeait les enfants de leurs cauchemars, et parfois dans la réalité. Gaiman voulait réutiliser ce personnage mais sans succès, jusquà ce que Karen Berger de DC Comics lui donna le feu vert. Seule condition: garder le nom de Sandman. Pour le reste, Neil Gaiman est complètement libre. Il utilisa Wesley Dodd sur 2 vignettes du premier chapitre et intégra de manière détournée la création de Kirby et Simon (dans le deuxième tome, The dolls house) ainsi que quelques personnages secondaires de la version de Kirby & Simon (Brute & Glob, Cain & Abel). Le reste est du pur Gaiman.




Le premier tome présente un drôle de cocktail de comics d'horreur vaguement relié au monde des super-héros. De mémoire Batman apparaît dans une case, un chapitre débute à Apokolips... John Constantine et Fatalis/Dr Doom  jouent chacun un rôle conséquent dans l'intrigue. Une ancêtre de John Constantine apparaîtra d'ailleurs plusieurs fois par la suite. Un récit du troisième tome, Dream Country, qui reprend quatre récits indépendants,  tournera autour d'une super-héroïne de second rang, Element Girl. Dans ce second tome, Neil Gaiman introduit pour la première fois William Shakespeare, qui interviendra plusieurs fois par la suite

Le pitsch de Sandman est pourtant assez déroutant et m'avait rebuté. Il existe 7 frères et soeurs, les Endless (éternels): Death, Destiny, Despair, Destruction, Delirium (qui fut au préalable Delight), Desire et Dream. Ils sont plus vieux que les dieux, plus vieux que le temps et nous ne sommes que de simples jouets pour eux. Ils peuvent être interprétés comme des personnifications anthropomorphiques de concepts universaux.
Dream, alias Morpheus, alias Sandman est le Maître des Rêves. Il est froid, hautain et prétentieux. Mais un jour, il se fait capturer par un mage humain. Sa captivité durera 70 ans. Un instant pour lui, une longue période de trouble pour l'humanité, parce que le monde des rêves est perturbé et laissé à l'abandon. C'est durant cette période qu'un homme du nom de Wesley Dodd deviendra un justicier masqué. Il rencontrera même Dream sans trop comprendre la portée symbolique de cette rencontre (cette rencontre est reprise dans un recueil de récits rares de Neil Gaiman: Midnight Days, assez dispensable  d'ailleurs). C'est aussi durant cette période que deux de ces assistants (Brute & Glob) créent un Sandman de substitution. Lorsque Dream parvient à s'échapper, il est rapidement forcé admettre que sa détention aura eu plus d'influence qu'il ne le pensait sur sa personnalité.
Neil Gaiman, aidé d'une armée de dessinateurs (citons Sam Kieth, Mike Dringenberg, Malcolm Jones III, Kelley Jones, Jill Thompson entre autres) se lance dans une vaste entreprise, que l'on pourrait résumer très simplement: Il croyait être immuable, mais Il va être amené à changer. Pour en arriver là, il faudra 75 issues, regroupés en dix TPB (et un onzième, le hors série Endless Nights) qui mélangent courts et longs récits, qui semblent parfois peu en rapport les uns avec les autres comme autant de fils qui semblent épars, mais qui, au fur et à mesure que nous approchons de la conclusion se rejoignent dans une trame commune. Un tour de force narratif de toute beauté.
Neil Gaiman crée une galerie de personnages hauts en couleur, se pose en conteur virtuose, enchâssant ses récits comme autant de poupées russes, mais restant d'une clarté absolue. Il y a dans Sandman des qualité littéraires rarement présentes dans la bande dessinée. il faut se rappeler que dès son premier album, le troublant Violent Cases, avec l'autre néophyte Dave McKean (qui a réalisé toutes les couvertures de la série, collectées dans le recueil Dust Cover), il avait déjà réalisé un livre, certes imparfait, mais quasi révolutionnaire pour l'époque, qui questionnait beaucoup d'acquis de la bande dessinée.
Sandman est un chef d'oeuvre, qui puise son inspiration dans une tradition universelle du conte, ou plutôt du conteur. La présence de Shakespeare tout au long de cette saga n'en est que plus évidente. Sa présence n'est pas une simple coquetterie. Mais il puise aussi dans les traditions africaines et orientales, dans la tradition populaire... Il faut passer quelques  à priori pour se lancer dans cette série. Insistez au delà des deux premiers tomes avant de décider de persévérer ou nom. L'univers de Sandman est trop vaste pour n'être qu'effleuré Il peut ne pas vous plaire, mais il faut lui laisser le temps de vous toucher.
Plusieurs séries parallèles virent le jour, autour de personnages secondaires, avec des fortunes diveres. Neil Gaiman & Mark Bachalo ont consacré deux très bons récits à Death, sans doute l'autre personnage marquant de la série. Zezelj illustra un étonnant récit consacré au Corinthien, un cauchemar créé par Dream (étrangement, ce récit a été traduit en français aux éditions Mosquito, sans qu'aucune référence ne soit fait de l'appartenance de ce récit à l'univers de Sandman). Il y eut également des hors-séries consacré à Destiny, Marv' ou Thessaly. Il y eu aussi un run consacré à Lucifer Morningstar illustré par John J Muth, qui présente la curiosité de faire intervenir Dream, mais il est très mauvais.
 
Depuis la fin de Sandman, Neil Gaiman délaisse un peu la bande dessinée et se consacre de plus en plus à d'autres médias: littérature et cinéma. Il a publié plusieurs romans, qui gardent sa patte si particulière, dont American Gods et Anansi Boys, ainsi que de nombreuses nouvelles compilées dans Fragiles Things and Smoke and Mirrors. Il a épaulé son compère Dave McKean dans la réalisation de son film MirrorMask, adapté son roman Stardust et Neverwhere, écrit des livres pour la jeunesse (Coraline Le jour où j'ai échangé mon père contre deux poissons rouges) et même sorti un disque avec sa femme Amanda Palmer (poésies, chansons, causeries et beaucoup d'humour pour qui a un bon niveau d'anglais). Autant de directions qui méritent d'être explorées tant cet auteur est passionnant.


1 commentaire: