mercredi 9 décembre 2020

[Chronique] La force de l'ordre - Enquête ethno-graphique de Frédéric Debomy, Didier Fassin et Jake Raynal



J'avais rédigé cette chronique pour BDgest. J'avais choisi ce titre par curiosité. Je n'imaginais pas que, quelques jours plus tard, il serait à ce point au diapason de l'actualité avec  le déclenchement de l'affaire Zecler. La lecture de cette enquête ethno-graphique, comme la définissent ses auteurs, apporte un point de vue très éclairant et permet de décoder certains éléments de langage. Elle apporte également un autre point de vue face aux réactions à chaud et à l'indignation légitime qu'a suscité cette affaire.

Cet album s'ouvre sur une scène d'une grande banalité : un soir en banlieue, une voiture est dégradée. La police interpelle une bande de jeunes à un arrêt de bus. S'ensuit un interrogatoire comme dans les séries, chacun étant informé que les autres sont déjà passés à table et lui font porter le chapeau, qu'il ferait bien d'avouer... sauf que ces gamins n'avaient pour seul tort que d'avoir été dans les parages. Ils ne correspondaient même pas à la description des suspects. Après quelques heures d'angoisse, ils sont libérés. Scène de la vie quotidienne dans les cités.


La force de l'ordre
 se présente comme une enquête ethno-graphique. Les auteurs tiennent au trait d'union, pour insister sur l'apport du médium bande dessinée (qui jette un pont entre science sociale et création) à cette adaptation d'une étude ethnographique (en un mot, cette fois), publiée voici treize ans. Un chercheur, Didier Fassin, avait alors suivi pendant quinze mois le travail des policiers, et plus spécifiquement de la Brigade Anti-Criminalité (BAC), groupe d'intervention en civil, créé dans les années nonante lorsque la question sécuritaire s'était invitée de manière insistante dans le discours politique et les médias. Cette plongée dans la routine de ces agents est à mille lieues de ce que montrent les reportages volontiers anxiogènes des chaines de la TNT, où des journalistes embedded, à l'image de ceux qui suivaient les soldats lors de la guerre du Golfe, rendent une vision univoque et électrisante de leur action.




Au fil des pages, il ressort un vrai décalage entre la réalité du terrain et l'imagerie associée à leur travail. Même les policiers semblent ressentir une sorte de frustration face à la monotonie de leur mission en regard du quotidien trépidant dépeint dans 
The Shield, série dont le portrait du personnage principal, Vic Mackey, orne de nombreux casiers. Pas de courses-poursuites, pas de flag... mais pourtant une obligation (officieuse) de résultat, c'est-à-dire des chiffres à atteindre en matière d'interpellations. Pour y arriver, il faut souvent s'appuyer sur des "variables d'ajustement", faciles à repérer et destinées à gonfler les statistiques. Il s'agit essentiellement des infractions liées aux stupéfiants et sur les étrangers. Pour les dénicher, il faut donc recourir aux contrôles ciblés, multiplier les astuces pour légitimer une fouille, induire une rébellion qui permet une arrestation... autant de petites pratiques exposées, avec leurs conséquences parfois désastreuses.



Ce que les auteurs mettent en avant, c'est la fracture constatée entre police et population. La méfiance s'est muée en défiance pure et simple. Le dialogue est rompu, surtout lorsqu'une intervention disproportionnée suffit à réduire à néant, en quelques minutes, les efforts de pacification d'un quartier.

Il faut préciser que ce livre ne remet pas en cause directement les policiers, même si elle rappelle la proportion importante de sympathisants du Rassemblement National dans ses rangs ou lorsque sont exposés les badges de certaines antennes des BAC qui flirtent un peu trop avec une imagerie guerrière et patriote. Tous les agents ne s'expriment pas dans le même sens, certains soutenant les méthodes en place, d'autres s'interrogeant franchement sur leur efficacité. Il s'agit plus de démonter un système qui, dès la formation des jeunes recrues, induit un antagonisme qui se perpétuera sur le terrain. Le traitement graphique, très sobre, évite d'ailleurs d'apporter des physionomies marquées. Il n'y a pas de mines patibulaires ou angéliques qui pourraient provoquer sympathie ou antipathie chez le lecteur. Les personnages restent anonymes, comme pour mieux insister sur le fait qu'il ne s'agit pas d'un problème de personnes, mais bien d'un mal institutionnel.

Lors de sa publication, l'étude questionnait la doctrine du maintien de l'ordre appliquée dans les cités. Elle fit quelques vagues. Quelques mesures furent annoncées, mais jamais déployées. Dix ans plus tard, force est de constater que la situation n'a guère évolué. Les dernières planches reviennent sur l'actualité de ces dernières années, à commencer par l'état d'urgence décrété après les attentats de 2015, et son cortège de mesures exceptionnelles qui furent finalement intégrées dans la loi comme nouvelle normalité. Elle mentionnent aussi l'escalade des violences au cours des manifestations, l'acharnement contre des militants comme Cédric Herrou... la police y jouant chaque fois le rôle du bras armé du gouvernement. Si le parallèle avec la situation américaine est excessif, la question sur la différence entre son approche (policier armé en voiture, sans contact direct avec la population) et son équivalent anglais (le "bobby", souvent non armé et à pied) interpelle. Il en va de même pour l'efficacité plus qu'incertaine de la réponse uniquement répressive de l'Etat, comme si la seule option était de taper de plus en plus fort.




Le sujet est intéressant et s'éloigne de la vision "officielle", telle que véhiculée dans les médias généralistes. La critique semble malgré tout mesurée et évite la tentation caricaturale anti-flic. Elle tente de prendre du recul et de comprendre la réalité du terrain. Mais il est évident qu'une étude, qui plus est résumée et fatalement simplifiée lors de sa transcription en bande dessinée, ne peut être considérée comme faisant seule autorité. Elle apporte un autre point de vue. Par les temps qui courent, c'est essentiel.

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