mercredi 9 décembre 2020

La Maison des feuilles, l'OLNI de Mark Z. Danielewski



En lisant cet étrange objet livresque qu'est "la maison des feuilles", je me suis un moment laissé porter par une étrange digression.
La Maison des Feuilles de Mark Z. Danielewski est un livre étonnant à plus d'un titre. Né sur Internet, il sortira finalement sur support papier en 2000. De son origine digitale, il conserve un caractère très inhabituel. Livre-monde difficile à résumer, il alterne les couches narratives, jusqu'à perdre le lecteur dans les méandres d'un labyrinthe étonnant.
Dans l'introduction, le narrateur, Johnny Errand, relate comment il s'est retrouvé en possession du manuscrit de La maison des feuilles. Ce livre est l'oeuvre de Zampano, un vieillard aveugle vivant en ermite dans un appartement miteux. Il est mort subitement, laissant derrière lui un fouillis aussi disparate que valeur. En fouillant dans cette masse de bibelots, Johnny se sentit compulsivement attiré par un coffre contenant des centaines de feuillets épars.
Cette maison des feuilles, que nous découvrons par la suite, consiste en l'analyse quasi obsessionnelle d'un film: "The Navidson Record". Etrange objet cinématographique dont on ne sait s'il existe vraiment. Véritable légende urbaine, ce documentaire retracerait la découverte et l'exploration par Will Navidson, photographe de guerre, d'une chambre secrète dans sa maison. Il ne s'agit pas d'une pièce  dissimulée, mais bien d'un espace qui ne peut tout simplement pas exister physiquement.
Tout avait commencé par une porte qui apparaît dans le mur de la chambre. Elle donne sur un débarras  sombre. Rapidement son volume va croitre, jusqu'à donner accès à une structure immense aux ramifications infinies.
Les avis divergent sur ce film. Certains pensent qu'il s'agit bel et bien d'un documentaire. D'autres penchent pour un canular très élaboré (et dans lequel l'auteur préfigure d'ailleurs toute la vague des found footage, popularisé par Blair Witch Project). L'existence même du film est sujette à caution. Il en est fait mention de manière directe ou indirecte, mais on n'en trouve nulle trace.
À tel point que l'on peut se demander si cette Maison des feuilles n'était qu'un canular mené par Zampano lui-même ? Si son analyse est extrêmement précise et érudite, multipliant les références et invoquant une bibliographie rigoureuse,  quelle part de cette bibliographie est réelle et quelle autre est tout simplement fictive. Zampano instille lui-même le doute dans des notes en bas de page. Puis il y a les annotations apportées par Johnny, qui s'interroge lui-même sur la santé mentale de son auteur. Puis, au fil des interventions de Johnny, c'est la raison de ce dernier qui apparaît de plus en plus vacillante. Progressivement, il semble basculer dans la paranoïa, hanté par la présence qui habite la maison, comme Will Navidson avant lui. Comme Zampano. D'ailleurs, la mort de ce dernier est-elle aussi claire que cela ?



Vous pensez sans doute que je viens de vous raconter l'essentiel du roman. Ce n'est pas entièrement faux. Pourtant, tout cela est planté dès les premières pages. L'essentiel est ailleurs. Il s'agit d'un véritable Objet Littéraire Non-Identifié. Vous pensez que c'est un roman d'horreur dans le genre de Stephen King sous influence d'HP Lovecraft ? Ce serait terriblement réducteur. C'est aussi une histoire d'amour et une satire assez réjouissante de l'onanisme académique.  Il questionne aussi le rapport à la réalité en brouillant sans cesse les cartes entre fiction et réalité. Il propose aussi une expérience de lecture et d'écriture assez unique. Ce qui m'amène à cette digression qui m'est venue en cours de lecture.


Disons le tout net, ce livre n'est pas facile à lire. L'auteur s'est lancé dans la création d'un véritable labyrinthe narratif dans lequel le lecteur est invité, presque forcé, à se perdre. Il peut donc se laisse aller à un moment à plus d'une dizaine de pages de considération philosophico-fumeuses sur l'écho. Ces pages peuvent paraître inutiles tant elles sont indigestes. Elles servent pourtant à caractériser un peu plus l'état d'esprit de Zampano, puis de Johnny Errand dans son interprétation. À plusieurs moments, les élucubrations de Johnny répondent à celles de Zampano, ponctuées par de considérations absurdes d'intellectuels fictifs dans des extraits d'articles qui tentent d'interpréter jusqu'à l'absurde un plan isolé du "Navidson record".
Et, au fur et à mesure que nous nous enfonçons, littéralement et métaphoriquement dans la maison, la mise en page s'altère. Les notes de bas de page prennent le dessus sur le texte, substituant l'interprétation des faits aux faits eux-mêmes. Les textes commencent à se chevaucher. Certains apparaissent en transparence alors que d'autres disparaissent Lettres, mots ou phrases entières s'effacent, laissant le lecteur face à un texte de plus en plus obscur. La page perd son intégrité. Elle n'est plus un alignement de signes, qui remplissent le blanc (le néant ?). Au contraire, elle semble affectée par l'entropie. Dévorée par le chaos, elle se vide inéluctablement, jusqu'à l'abîme.





Pages quasi vides, où le texte, limité à quelques mots, voire un seul, se retrouve en haut, en bas, au milieu, à l'envers, tête-bêche... là où il prend tout son sens. Ce jeu sur le blanc autour des mots, ou, au contraire, sur cet empilement de texte, Porté à son paroxysme lorsque les pages sont mangées par une litanie de noms de photographes, une notice de chaudière et une note bibliographique sur l'architecture nous rappellent brusquement qu'écrire, ce n'est pas que noircir des pages. L'angoisse de la page blanche laisse à penser que l'écriture ne peut tolérer le blanc. le vide. Il faut remplir. Noircie des pages et des pages. Avec comme objet fantasmé un rouleau ininterrompu, rempli de textes. Comme si les interlignes, les passages à la ligne, les alinéas étant un espace perdu. Un gaspillage pour l'écrivain.
 
Mark Z. Danielewski donne un tout autre sens à cette angoisse de la page blanche. Une phrase étirée sur plusieurs pages, aussi hérétique que cela puisse paraître, devient infiniment plus parlante et chargée de sens que si les mots s'étaient gentiment alignés en rang d'oignons. La page blanche n'est pas un espace à noircir, mais à utiliser. Voilà ce que nous démontre l'auteur. Évidemment, tout un livre ne peut être construit sur cette seule technique, mais cette "maison des feuilles" en fait un usage particulièrement intéressant. Elle bouscule le lecteur dans ses habitudes, l'obligeant parfois à des retours en arrière, à retourner son livre. Et cette implication nouvelle du lecteur aide à l'immersion dans un livre-maison étrange, dont l'entrée apparaît un jour sans crier gare mais dont on ne sait si on en sortira vraiment un jour.
Je ne sais pas ce qu'est "la maison des feuilles".
Ce n'est pas une histoire d'amour.
Ce n'est pas un roman d'horreur.
Ce n'est pas une satire de l'onanisme académique.
Ce n'est pas une histoire de fo.us.lles (je m'aperçois ne pas avoir mentionné les lettres de Pelafina, proposé en annexe et qu'il ne faut pas négliger)
C'est un OLNI.
C'est aussi un objet de culte. En cherchant des images pour illustrer cette chronique, j'ai trouvé le Navidson Record... ou plutôt d'une reconstitution de fans. Le résultat est à la fois terriblement naïf, fauché et pourtant très respectueux et la volonté de rendre hommage à un objet unique est évidente.

1 commentaire:

  1. Je suis récemment retombé sur les Documents interdits de Jean-Teddy Filippe.
    http://www.paranormal-encyclopedie.com/wiki/Articles/Documents_interdits
    L'occasion de me rappeller combien la Maison des feuilles est à la littérature ce que les "found footage » sont au cinéma d’épouvante.

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