J'ai découvert L'éternaute début des années 2000, dans l’édition des
Humanoïdes Associés. A l’époque, leur collection luxueuse à jaquette se
trouvait très facilement en occasion pour des prix somme toute modiques: l’équivalent
de 7,50 euros qui me permirent d’acquérir les 2 derniers tomes d’Adam
Sarlech de Bézian, Griffe d’Ange
de Moebius et Jodorowsky et surtout les 3 livres d'Alberto Breccia: Dracula, Dracul, Vlad?, bah... , le Coeur révélateur et
cet éternaute, rebaptisé plus tard, lors de sa réédition par Rackham Eternaute 69.
Pourquoi avoir ajouté ce 69 au titre ? Pour insister sur le fait, passé sous silence dans la préface de l’édition
Humanos, qu’il s’agit d’un remake d’une série réalisée entre 1957 et 1959 par
le même scénariste, Hector Oesterheld, et le dessinateur Francisco Solano Lopez. Mais, en 1969, Oesterheld décide de reprendre son scénario et de confier
l’illustration au génie du noir et blanc: Alberto Breccia. Pourquoi
reprendre cette histoire ? Sans doute pour être le témoin de la dégradation de
la démocratie en Argentine, qui connaît une période politique particulièrement
trouble.
couverture du tome 2 de l'édition française de l'Eternaute 59 |
La situation politique argentine ne cesse
de se dégrader, et, en 1976, Oesterheld s’associe de nouveau à Solano Lopez pour
réaliser une troisième version de l’histoire de l’éternaute, encore plus engage
politiquement, ce qui mit à mal ses relations avec Solano Lopez. En 1977,
Hector Oesterheld, connu pour ses opinions progressistes et une biographie
exaltée de Che Guevara, illustrée par Breccia père et fils, réalisée en 1968,
suite au choc de l'exécution du révolutionnaire, rejoint le rang des 30.000 disparus
de la dictature. Une partie de sa famille connut le même sort. Solano Lopez ne
dut son salut qu’au fait qu’il accepta de quitter le pays.
Che de Oesterheld et A & E Breccia |
Toujours est-il que, pendant longtemps,
la seule version disponible en français fut celle de 69. La version originale fut traduite
voici quelques années par Vertige Graphic. Une bonne manière de mieux combler les trous
dans l’intrigue de la version tronquée de 69. Mais
pourquoi s’intéresser à cette version de 69, alors que la version originale et
complète est désormais disponible ? D’autant que la version de 59 est loin
d’être déshonorante.
Simplement parce que la version de 69
s’impose comme une merveille absolue… un diamant noir de la bande dessinée
mondiale, autant pour le scénario d’Oesterheld que pour le travail d’Alberto Breccia,
qui réalise des planches d’une puissance rarement égalée.
Pour la petite histoire, Breccia aurait vu sa vision de la bande dessinée bouleversée par la découverte des texte des HP Lovecraft, et plus précisément de The Dunwich Horror. Les histoires de Lovecraft laissent une place centrale à l’indicible. Imaginez le challenge pour un dessinateur. Comment dessiner l’indicible ? Ce sera le défi permanent de Breccia, qui expérimentera toute sa carrière. On pourra citer son travail sur les noirs, en mélangeant son encre avec diverses substances pour obtenir des nuances uniques (malheureusement rarement perceptible devant la piètre qualité d’impression, voir à ce sujet le massacre de Mort Cinder dans l’édition Glénat), ou son recours au collages et superposition. Si vous avez l’opportunité de voir ses planches, je ne peux que vous encourager à le faire, c’est impressionnant.
La structure narrative de l'éternaute, que se soit dans sa version de 59
ou 69, reste la même. Un scénariste de bande dessinée voit se matérialiser dans
son bureau un homme épuisé, qui se présente comme l'éternaute. De l'intrusion
de cette anomalie dans la routine d'un homme ordinaire naît un premier malaise.
L'éternaute entreprend alors de raconter sa vie, celle d'un homme normal qui va
voir sa vie basculer dans l'horreur.
Elle commence également dans la
routine d'un homme ordinaire. Juan Salvo, bon père de famille, passe la soirée
avec ses amis à jouer aux cartes, comme chaque semaine. Portrait banal de la
vie petite bourgeoise de l'Argentine. Puis, une étrange émission de radio qui
annonce une invasion extraterrestre, et une neige fluorescente qui se met à
tomber.
Chaque flocon se révèle mortel et, de
l'intérieur de la maison, ils assistent, médusés, aux effets de cette attaque.
Naufragés au sein de leur propre maison, ils vont tenter de s'organise avant d'être embrigadés par d'autres survivants, qui s'organisent pour résister à l'envahisseur.
L'argument est le même pour les deux
versions, mais le traitement de Solano Lopez est plus classique. Le trait est réaliste
, les cadrages efficaces, à défaut d'être inspiré. Les deux versions souffrent sans
doute d'une progression assez linéaire, et de la nécessité de scinder son récit
en sections de 5 pages, ce qui impose à la narration un rythme parfois
artificiel, qui impose des ralentissements ou des accélérations brusques pour
rester dans le canevas.
Mais il est intéressant de comparer certaines séquences pour bien comprendre la maestria de Breccia et la différence de ton entre les deux versions.
Et selon Solano Lopez:
Cette autre séquence montre le décès de
Polski, traité encore une fois de manière très différente par les deux
dessinateurs. Encore une fois, la vision de Solano Lopez est purement
illustrative alors que l’innovation et l’originalité de Breccia donne à cette
scène une force et un impact autrement plus fort.
La mort de Polski, par Breccia |
La même séquence selon Solano Lopez |
Au vu de ces deux exemples, on comprend
mieux à quel point le travail de Breccia est exceptionnel. Il joue sur les styles, cadrages et textures. Il construit un univers étrange en mélangeant dessins
réalistes, collages, représentation grotesques. Cette juxtaposition d'éléments
disparates tend a traduire l'étrangeté angoissante de la situation. Le
bestiaire (à peine effleuré, on ne croise que fugacement les Gurbes et le "Main")
qu'il crée est autrement plus effrayant que celui de Solano Lopez. Chez ce
dernier, les créatures apparaissent comme des assemblages d’animaux existants, alors
que Breccia, en jouant sur les textures, les effets de transparence et des
cadrages originaux, réussit à donner corps à des créatures réellement effrayantes
qui semblent vraiment issues d'un autre
monde.
Les Gurbes de Breccia |
Les Gurbes de Solano Lopez |
Dans le ton, la version 59 tient plus de la série B, même si le
spectre de la guerre froide et l'instabilité politique apparaît en filigrane. Ce n'est sans doute pas par hasard si l'envahisseur n'apparaît jamais,
préférant utiliser les peuples qu'il a asservi lors de précédentes conquêtes.
On peut y percevoir une allusion aux luttes par procuration entre USA et URSS
ou Chine, l'un armant l'opposition qui tente de renverser le régime mis en
place par l'autre. La version de 69 est plus politisée, faisant de Juan Salvo
un personnage plus conscient politiquement. De plus, il y est clairement
expliqué que l'Amérique du Sud est sacrifiée aux envahisseurs par les autres puissances
terrestres. Ce qui vaut entre autres un discours enflammé d’un des protagonistes,
Favalli, qui fustige entre autres les USA pour leur interventionnisme.C'est sans doute le genre de discours critique qui fit peur à l'époque. Mais l'Histoire a montré que ce discours reflétait pourtant beaucoup plus fidèlement la réalité.
Alberto Breccia reste pour moi un auteur majeur de la bande dessinée mondiale, et chacun de ses livres m'a touché, qu'il soit dans une veine très réaliste, ou dans une veine plus "grotesque". Il allie virtuosité graphique, sens de la narration et conscience de l'importance de la bande dessinée. Avec lui, la bande dessinée devient artistique, politique et consciente, sans jamais cesser d'être accessible. Le génie, tout simplement.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire