lundi 1 octobre 2012

Jesuit Joe, D'Hugo Pratt



Hugo Pratt fait partie selon moi des rares auteurs méritant leur place au panthéon des monstres sacrés du Neuvième Art. J'y intégrerais aussi, outre les intouchables Franquin et Hergé, Alberto Breccia, Will Eisner, Osamu Tezuka, Lynd Ward (injustement oublié, comme Frans Masereel, l'autre pionnier belge de la bande dessinée) ou Giraud-Moebius. Quelques autres manquent certainement, mais je n'essaye pas d'être exhaustif. Il existe déjà des google-octets de conversations enflammées sur le net sur le sujet, sans que personne ne soir d'accord.
De l'oeuvre de Pratt, on retient surtout Corto Maltese et Les Scorpions du Désert, ses deux séries les plus populaires. Mais il ne faut pas pour autant négliger les nombreux autres ouvrages qu'il a réalisés au cours de sa longue carrière. Parmi ceux-ci, Jésuite Joe s'impose à mes yeux comme une indéniable réussite.
Pratt a atteint sa pleine maturité, tant graphique que narrative. Jésuite Joe tire pleinement partie de cette maîtrise. Graphiquement, il fait preuve d'une grande économie de moyens. En quelques traits, il plante le décor: le Grand Nord canadien. Nombreuses sont les cases sans arrière-plan, si ce n'est le ballet des feuilles d'automne qui accompagne Joe durant la première partie, avant d'être subitement remplacées par un manteau neigeux. Il n'en faut pas plus. Tout autre détail serait superflu.
Qui est Jésuite Joe ? Pratt ne dévoile que peu de choses sur son passé. Métis, Il est le petit-neveu de Louis Riel (voir a ce propos l'excellent livre de Chester Brown). Nous apprendrons au fil du récit qu'il a chanté dans une chorale du père Jobert à Lake Artillerie Point et qu'il a une soeur.
Rien de plus.


Nous le rencontrons alors qu'il approche d'une cabane perdue au milieu de nulle part. Il pousse la porte. Une lettre attend d'être ouverte sur la table. Jésuite Joe se met a l'aise, prend son repas, l'oeil rivé sur la veste rouge de la Police Montée qui pend dans une armoire. Il est a l'aise, semble être chez lui. Mais ne serait-il pas un maraudeur ? Enfin, il se lève, enfile l'uniforme, allume une cigarette. Soudain, des coups de feu claquent. Joe réussit a prendre les tireurs a revers et les abats... puis les scalpent.
les 4 planches de l'attaque


Quelques pages muettes pour une séquence tellement simple mais qui, pourtant, garde une grande part de mystère. Il y a quelques chose d'irréel dans ce récit. Personnage sans passé, Jésuite Joe ne semble pas plus avoir d'avenir. Tous les personnages de Pratt, même les plus sombres, poursuivent un but, un rêve, une quête. Leurs actes, aussi cruels soient-ils, trouvent toujours une justification. Même lorsque Cush abat Stella dans Les Scorpions du Désert, cet acte, aussi incompréhensible puisse-t-il paraître a Koinski, s'imposait pour l'impitoyable Cush. A l'inverse, Jésuite Joe ne semble poursuivre aucun but. Il erre dans les étendues glacées du Canada.


Ces 2 cases illustrent également la manière dont Pratt joue des ellipses dans cette histoire. Jésuite Joe descend la rivière en canoë. Première case, descente paisible, puis gros plan, et le bruit d'un tambour. Combien de temps s'est-il passe entre la première et la seconde case ? Quelques minutes ? Quelques jours ? Pratt semble s'amuser de ce rapport au temps, laissant les évènement s'enchaîner sans transition aucune. Sur quelle durée l'errance de Joe s'étale-t-elle ? Si ce n'est le brusque passage de l'automne a l'hiver, Pratt ne livre aucune indication. De tout façon, un personnage sans passé ni avenir ne peut vivre qu'un éternel présent. A quoi bon perdre son temps a tenter de le représenter ? Pratt choisit donc de dilater le temps jusqu'à l'immobilité, sans pour autant nuire a la continuité. Du très grand art !

En quelques cases, voici un autre exemple de la maestria de Pratt. Il commence sa séquence de la même manière: Jésuite Joe descend la rivière sur une pirogue, puis plan américain sur Joe. Une répétition qui renvoie à cet éternel présent, d'un personnage qui vit sans se soucier du monde extérieur. Puis, inexplicablement, il tire sur des oiseaux dans les arbres. Trop de bonheur, sans doute. Deux cases pour illustrer le mystère autour de son personnage, à la violence toute aussi gratuite que détachée. Puis son arrivée dans le monde des hommes. Les bords du chemin semblent enneigés. Combien de temps s'est écoulé entre la quatrième et la cinquème case ? L'enchaînement coule de source, tout en étant beaucoup plus complexe qu'une simple succession de saynettes. C'est toute la magie de l'ellipse en bande dessinée mise en oeuvre.
Si Jésuite Joe se situe hors du temps, il semble aussi se situer également hors de tous repères moraux. Pourtant, chacun des rencontres qui jalonnent son parcours, et chacune de ses actions, semblent aller dans le sens d'une certaine justice, mais non sans une certaine ironie. Toute l'ambiguïté de ce personnage se situe dans la conscience qu'il possède, ou pas de la portée de ses actes. Que ses actions débouchent sur une certaine forme de justice relève-t-elle d'une démarche consciente de Jésuite Joe, ou n'est que le fruit du hasard ?
Il sauve un enfant enlevé par les Cree, mais quand il croise son père, il feint de ne pas être au courant. Si les parents se sont laissé enlever leur enfant, c'est qu'ils ne le méritaient pas.
Chargé de convoyer un couple soupçonné de meurtre, il les libère, prétextant qu'ils ne lui ont rien fait personnellement. Ironiquement, la lettre cachetée entrevue dans les premières planches contient l'ordre de libération des deux suspects, qui ont été innocentés. Il ignorait le contenu de cette lettre, qu'il n'a pas ouverte.
Lors de sa rencontre avec le père Jobert, Jésuite Joe lui dit:
Tu nous racontais qu'il fallait souffrir pour mériter le Paradis. Moi je n'ai jamais réussi a souffrir, par contre j'ai fait souffrir les autres.

Est-ce l'expression de regrets, en forme de confession, ou le simple constat d'un sociopathe ? Pratt se garde bien de répondre à cette question. Quête nihiliste, entre la beauté suggérée des plaines canadiennes et les actes de sauvagerie qui émaillent le récit, Jésuite Joe laisse une impression durable et se détache étrangement du reste de l'oeuvre de Pratt. La conclusion de récit, en forme de fausse sortie, n'y est probablement pas étrangère. Quel est ce craquement lugubre ? Nous ne le saurons jamais.



Il est à noter qu'Hugo Pratt a aussi publié le même récit sous forme de roman et qu'il existe un film adapté de la bande dessinée signé Olivier Austen. Le roman n'apporte pas grand chose, quand au film, je l'ai vu il y a longtemps et il ne m'a pas laissé de souvenir particulier.









3 commentaires:

  1. Guillaume Briard1 octobre 2012 à 02:47

    Merci de m'avoir donné envie de relire cet ouvrage, qui m'avait donné un fort sentiment d'étrangeté à la première lecture, il y a pas mal de temps.

    Ce qui est amusant, et dont je prends conscience en regardant les pages scannées, c'est que d'habitude (en tout cas le plus souvent), chez Pratt, les coups de feu font "crack".

    Pour moi, il était évident qu'il s'agit donc d'un coup de fusil... et je réalise quand dans cette histoire nous avons droit à des "bang".

    Ce qui change tout, et laisse entier le mystère de la dernière case.

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  2. La meilleure période de Pratt! "CRACK" pour les fusils et "BANG" pour les révolvers!

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  3. revoyez le film, Deadman en est presque la copie.
    https://www.youtube.com/watch?v=8rujEyN9YSs

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