mardi 17 novembre 2015

De l'Utopie de l'An 01 à la Dystopie de l'Age de Fer, Gébé vers le désespoir



J’ai commence à rédiger cette chronique avant un certain 13 novembre. Après coup, elle prend une teneur encore plus sombre. Gébé, rédacteur en chef de Hara-Kiri, puis Charlie Hebdo entre 1969 et 1985 puis directeur de publication de 1992 jusqu’à sa mort en 2004. Il incarnait pour moi un mélange peu commun d’absurde, de conscience politique et de poésie. Dans cette note, je constatais à quel point sa vision s’était assombrie au fil des années, de l’utopie joyeuse de l’An 01 jusqu’à la dystopie apocalyptique de Lettre aux Survivants. L’An 01 n’a jamais paru aussi loin.
 

Parfois, le hasard fait bien les choses.
De temps en temps, j’exhume quelques livres de ma bibliothèque. L’envie de relire une vielle série, l’opportunité de la sortie d’une nouveauté qui me rappelle un titre plus ancien... voire l’accident pur et simple.
La sortie de Transperceneige -Terminus m’avait donné envie de relire Requiem Blanc, récit d’anticipation très noir de Rochette et Legrand. Ce récit de SF atypique m’a donné envie de relire également Life on Another Planet, l’excellent titre de Will Eisner qui est un autre exemple de science-fiction atypique. Mais je n’arrivais pas à remettre la main dessus. Mon système de classement est plus ou moins consciemment guidé par une logique assez aléatoire. Estimant qu’il est difficile, voire impossible d’aboutir à un système qui soit sans faille (à part une classification par numéro ISBN, je n’en vois pas) et satisfaisant. Je laisse donc faire en partie le hasard, fourant un peu où je peux, et advienne que pourra.
Ce fut le cas, lors de cette recherche de Life on Another Planet, séparé des autres Eisner pour une raison qui m’échappe.
Je suis alors tombé sur Tout s’allume de Gébé. J’avais acheté ce livre à se sortie en 2012, mais ne l’avais pas encore lu. Je ne me rappelais même plus de quoi il s’agissait, si ce n’est qu’il était présenté comme une sorte de suite à l’An 01. Cela fait justement au moins 2 ans que j’envisage de consacrer une note à cette joyeuse utopie, mais je ne m’y suis jamais attelé.
L’occasion était trop belle.
J’ai enfin lu ce petit livre assez étrange qui mèle bande dessinée, textes et quelques expériences narratives originales d'associations multiples .
Soyons clair, la connection de ce livre à L’An 01 ne tient qu’au fait qu’il explore une thématique similaire, tout en étant le témoin de l’évolution de la pensée de Gébé.
Le constat de départ est simple.
La société actuelle ne convient plus au peuple, si elle lui a jamais convenu.
Elle est stupide, obtuse, nulle…
Il faut la changer!
Dans L’An 01, qui s’inscrit dans la continuité de l’esprit de Mai 68, Gébé pense que les aspirations des gens au changement sera un moteur suffisant pour initier cette révolution.
Une étincelle suffirait à tout enflammer.
Il ne s’agirait pas d’une insurrection violente ou d’un acte spectaculaire.
Il s’agirait d’un simple simple pas de côté.



L’image qu’il utilise est celle du navetteur. Il prend le même train tous les matins pour faire le même trajet qui le conduit au même bureau, où il exécute le même travail abrutissant.
Et si un jour, face à la porte du train, au lieu de faire un pas vers l’avant pour monter dans le train, il faisait un pas de côté?
Ce pas de côté, c’est le refus de continuer. Marquer un temps d’arrêt, et utiliser ce temps pour réfléchir. D’ailleurs, il sous-titre L’An 01:
On arrête tout, on réfléchit et ce n’est pas triste.
De là, à raison d’une page hebdomadaire dans Hara-Kiri, il dresse les plans d’un grand projet à faire ensemble. Il imagine cette société à l’arrêt, ne produisant que le strict nécessaire, réfléchissant à une nouvelle société plus libre.
Mais L’An 01 ne se résume pas aux pages de Gébé. Ce fut une vraie aventure collective qui a duré plus de 2 ans. Les lecteurs intervenaient, donnaient leur avis, imaginaient leur propre version du pas de côté... progressivement, l’idée d’un film s’est imposé. Un film à faire ensemble, tourné à la sauvage avec un mélange d’amateurs, de pros (Alain Resnais), de débutants (Jacques Doillon, la troupe de Splendid, Gérard Depardieu, Coluche…).
Pour Gébé, le changement est tout proche. Il est inévitable, joyeux et spontané.
Les idéaux libertaires de mai 68 sont encore proches.
Mais L’An 01 n’a pas eu lieu dans la réalité. Dans une scène du film, un employé de banque (joué par un tout jeune Coluche) parle de son père et de son engagement dans L'An 01 (sa participation à la 3ème manifestation à bicyclette, à un défilé du 14 juillet au cours du quel la foule et les troufions se sont barrés, bras dessus, bras dessous). Il termine en expliquant que son père a assisté à la projection du film de L’An 01 au premier rang et que depuis, il ne l'a plus vu, mais qu'il doit être heureux.
De là à dire que l’An 01 n’aura  qu’un spectacle, un happening qui n’aura débouché sur rien, il n’y a qu’un pas. Cette dernière scène est-elle le résultat d’une prise de conscience de Gébé ? Que cette aventure qu’il a initié restera un “spectacle”?
En 1979, Gébé publie Tout s’allume en feuilleton estival.
Le choc pétrolier est passé par là. Pompidou puis Giscard ont enterré les velléités de changement. Les conditions de L’An 01 ne sont plus réunies.
L’évolution de la pensée de Gébé est claire. Elle témoigne aussi d’un certain pessimisme. Cette révolution est plus que jamais nécessaire mais elle ne sera pas spontanée. Il semble intégrer ce que pense Cavanna depuis les premières heures d’Hara-Kiri:  que le plus grand obstacle au changement, ce n’est pas la connerie de ceux qui nous gouvernent, mais la connerie qui prévaut dans le peuple, de ces cons qui suivent les cons qui les gouvernent, sans se poser de question.

l'illumination qui évoque également la prise de conscience ésotérique et le troisième oeil

Pour que ce changement survienne, il faut qu'une avant-garde pour l’initier. Un simple pas de côté ne suffit plus. Gébé imagine des camions qui sillonnent la France pour illuminer les volontaires. Ces camions proposent une prise de conscience, acte assimilé à une prise de sang par les badauds. Au terme d’une procédure précise qui vise à débrider le cerveau en connectant le neo-cortex et le siège de la conscience primaire, tout s'allume.!.
Par certains aspects, la procédure de débridage du cerveau employée évoque le lavage de cerveau, l'illumination spirituelle bouddhique et les techniques de l’Eglise de scientologie. La prépondérance de la technologie rend aussi cette procédure inquiétante. Gébé soufflé le chaud et le froid. Les évolués, comme se nomment ceux dont le cerveau a été débridé, présentent des revendications ambiguës, dont celle de constituer une sorte d’état dans l’état. Une élite pour en chasser l’autre ?
Je ressens très vite une inquiétude qui se déroule au fil des pages. Qui affrète ces camions ? Dans quel but ? Gébé imagine une association mystérieuse, aux ressources et aux motivations obscures. Tout au long de ce feuilleton, Gébé semble lui-même hésiter. Il ressent la nécessité de tels éclaireurs mais il pressent également l’aspect dangereusement anti-démocratique intrinsèque à cette démarche. Il est difficile de ne pas y voir le spectre du totalitarisme. Si ce système est mauvais, faut-il pour autant se jeter dans les bras de la première alternative venue sans se poser de question? Ne sera-t-elle pas pire ?


La procédure d'illumination passe par une série de stimulii pour préparer le cerveau

Cette analyse plutôt sombre me vient peut-être parce que je lis ce livre plus de 35 ans après sa parution. Peut-être qu’à l’époque, le ton paraissait encore lien d’espoir.
Mais Gébé explorer encore une fois cette nécessité de changer la société et les obstacles qui l’empêche.
Mais il ira encore plus loin dans les moyens.
En 1971, il suffisait d’un pas de côté.
En 1979, il fallait débrider artificiellement les cerveaux
En 1982, il faut faire table rase. Dans Lettre aux survivants, il imagine une famille de français moyens claquemuré dans son abri-anti-atomique, alors que la surface de la terre est ravagée par la guerre nucléaire. L’isolement de cette famille est soudain brisée par l’arrivée d’un facteur qui, depuis la surface, leur rend visite et leur lit des lettres. Qui est ce facteur ? Qui a écrit ses lettres? Pour préparer les survivants à reconstruire le monde, mais un autre monde. Un mode qui a appris des erreurs du monde précédent. Pour changer la société, il faut la détruire et espérer que celle qui renaîtra de ses cendres sera meilleure…
Gébé n’a guère d’espoir.




On pourrait ajouter qu’en 1989, il imagine L’Age de Fer, fantaisie noire qui présente un monde entièrement manufacturé, ou tout est en fer: vêtement, plantes, eau… le triomphe de l’artificiel sur le naturel, de l’ordre sur le désordre, de la machine froide et cruelle sur l’humain.
Gébé reste un poète, mais l’utopiste du début des années 70 a laissé la place à un artiste qui n’a plus guère d’espoir. Peut-on lui donner tort ?

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