vendredi 13 mars 2015

Bloody Mary, de Jean Teulé et Jean Vautrin





Dans une des premières notes de ce blog, j’avais parlé des Gens de France et d’Ailleurs . J’y avouais ne jamais m’être intéressé à ses autres bandes dessinées même je n’excluais pas de m’y pencher un jour. Je craignais qu’elles aient mal vieilli. Les couvertures ont en effet un cachet très années 80, à cause de la technique particulière utilisée par JeTeulé.
Puis la curiosité fut la plus forte et je me suis donc lancé avec ce Bloody Mary, une adaptation d'un roman de Jean Vautrin.


 

Parlons de cette technique utilisée par Jean Teulé. Bien qu’ayant une formation en dessin assez poussée, dessiner l’ennuyait. Il considérait qu’il fallait utiliser tout outil disponible. Lors d’une interview réalisée par Thierry Groensteen en 1987, il déclarait même  



[...]si j’utilise la photo, c’est que j’estime qu’il faut se servir des outils de son époque. C’est dommage de se contenter encore d’un crayon et d’une feuille de papier alors qu’on dispose de nouveaux outils pour créer des images. La vidéo et l’informatique m’intéressent pour la même raison.
A quoi bon continuer à s’écrire quand on a le téléphone ?
Absolument. Je n’écris jamais, d’ailleurs. La dernière fois que quelqu’un a reçu une lettre de moi, ça remonte à bien longtemps...[...]




Sa technique s’apparentait au “copy-art”, qui se basait sur l’usage de photocopies et de collages d’images. Il était d'ailleurs proche du Groupe Bazooka, qui fut particulièrement actif et renommé dans ce domaine. Jean Teulé travaillait à partir de  photographies. D'un négatif, il réalisait 3 tirages (sur-exposé, sous-exposé et exposé normalement). De chaque tirage, il faisait 3 photocopies (sur-exposé, sous-exposé et exposé normalement) qu'il combinait, partant de la photocopie "normale" du tirage "normal" sur lequel il effectuait découpages et collages pour construire son image et composer la lumière qu'il désirait (et non celle du soleil). Enfin, sa muse Zazou Gagarine s’occupait de la mise en couleur.

Il faut d’ailleurs noter qu’au début, Teulé travaillait en noir et blanc avant de profiter de la réédition de ses albums Virus et Banlieue Sud chez Glénat (sous le titre Copy-Rêves) pour les faire mettre en couleurs par Zazou Gagarine. Voici par exemple une planche de Virus dans sa version noir et blanc et sa version mise en couleur.





Si Teulé avait persévérer dans la bande dessinée, il aurait probablement été parmi les pionniers de l’utilisation de l’informatique dans la bande dessinée.

Bloody Mary fait figure d’exception dans sa bibliographie. Il s’agit de la seule adaptions qu’il ait réalisée et le seul album, avec Sita-Java co-scénarisé avec Gourio, qu’il n’a pas scénarisé seul. Ce fut même Jean Vautrin, l’auteur du roman, qui a eu l’idée de cette adaptation et a directement voulu que ce soit Teulé qui l’illustre. Ce dernier refusa dans un premier temps avant de changer d’avis parce que le roman avait pour thème la banlieue, sujet qui lui tenait alors à coeur

Résumer l'intrigue de Bloody Mary serait un peu compliqué. Il met en scène une galerie de personnages fracassés, solitaires et délirants dont les vies entrent en collision comme des trains en perdition. Ces personnages sont tous excessifs et paumés entre poésie urbaine et folie malsaine.




Il y a un égoutier qui s'est construit un petit étang de pisciculture dans les égouts de Sarcellopolis, où il pêche des truites à deux têtes

Il y a Sam Schneider, flic à tendance facho, psychopathe et raciste, marié à une femme lascive et schizo.


Il y a Locomotive, noir rigolard et fataliste, personnage qui serait taxé de stéréotype raciste de nos jours. Mais vu les autres personnages, tout aussi stéréotypés, ce serait injuste d'accuser les auteurs de racisme. Leurs personnages sont tellement excessifs et caricaturaux qu'isoler le cas de Locomotive n'aurait aucun sens. Ce livre est tout autant anti-militariste, anti-flic, sexiste, anti-gosse et j'en passe. Tous sont ridicules et pathétiques. C'est un peu le même problème avec Jules Feiffer, accusé de sexisme pour la représentation des femmes dans The Explainers, ses strips de The Village Voice, qui se défendait en rappelant que si ses personnages féminins n'étaient pas gâtés, le traitement réservé aux personnages masculins était au moins aussi pire.




Il y a Victoire, la coiffeuse au ventre chaud.

Il y a JY Grandvallet, troufion qui l'a très mauvaise à l'encontre de Reig Maixence, petit gradé dont la bêtise n'a d'égale que sa méchanceté


et il y a Bloody Mary...

Un (pas bien) joli petit monde

Et un beau bordel en devenir

Une grenade dégoupillée qui va leur péter à la gueule.

Il faut vraiment se rappeler que ce livre date du début des années 80 pour en profiter pleinement. Beaucoup de parti-pris employés par les auteurs n'ont plus court. Mais bordel que ça fait du bien par où ça passe.
Une bonne dose de misanthropie bien méchante

Qui tache


Qui n'a peur de rien


Jusqu'aux dernières pages qui enfoncent le clou.


Hier n'était sans doute pas très jouasse.


Aujourd'hui, c'est la merde.


Et demain ?


Ça ne risque pas de s'arranger, à voir les spécimens de Vautrin et Teulé.

Depuis, la banlieue a cessé d’intéresser Teulé. En 1987, il déclarait

Ça a cessé de m’intéresser quand les gens d’ACTUEL ont commencé à en parler d’une façon détestable, très snob, en disant «On est allé chez les zoulous de telle ou telle municipalité pourrie, quel grand frisson on a pris »... Je me suis dit que je ne devait plus toucher à la banlieue. Désormais, mon truc sera la province....
Suivront les Gens de France et d’Ailleurs, un prix du meilleur album à Angoulême en 1990, qui faisait suite à un prix des chroniqueurs de BD (ancêtre de l’ACBD) reçu en 1984 pour Bloody Mary. Paradoxalement, cette reconnaissance lui fera arrêter la bande dessinée

Le prix d’Angoulême l’était pour contribution exceptionnelle au renouvellement du genre. Quand on m’a remis cela, j’ai cru que j’étais mort ! Ça faisait prix posthume… Comme cela intervenait au moment où Bernard Rapp me proposait de venir participer à l’émission l’Assiette anglaise, je m’étais dit que je n’allais pas être capable de tout faire ! Je ne pouvais faire de la BD et l’émission de Rapp toutes les semaines. J’ai donc arrêté le dessin.
Il reviendra pourtant à la bande dessinée par des chemins détournés. D'abord par le truchement de son amie Florence Cestac qui le persuada d'écrire le scénario d'une belle biographie de Charlie Schlingo, au titre évocateur: Je voudrais me suicider, mais j'ai pas le temps. Puis plusieurs de ses romans ont été adaptés en bande dessinée: Charly 9, Je, François Villon, Le Montespan et Le magasin des Suicides. Je dois avouer n'en avoir lu aucune.

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