lundi 23 juillet 2012

La révolution de Broussaille

L'envie m'était venue de parler de Broussaille, la série de Frank Pé et Bom. Mais je n'arrivais pas à trouver comment l'aborder. Cette série possède quelque chose de singulier, une identité forte qui tient surtout à la personnalité de Frank Pé. Sans vouloir diminuer l'importance du travail de Bom, j'ai toujours été surpris de sa participation à cette série, si différente du reste de sa  bibliographie. Dans un article, Thierry Groensteen notait que Bom avait parfaitement psychanalysé l'esprit de Frank Pé pour le scénario des Baleines Publiques. Sans doute est-ce là une piste à suivre, en fait. Bom a réussi à se mettre au service de l'imaginaire de Frank Pé et de concocter des scénarios qui s'accordaient à son univers.


Le parcours même de Frank Pé m'intriguait également. En plus de 30 ans de carrière, il n'a publié que très peu d'albums et une distance de plus en plus marquée semble s'être installée avec le monde de la bande dessinée, tout accaparé qu'il est par des projets annexes, dont son Atelier Zoo et ses collaborations au cinéma (d'Excalibur à Quartier Lointain, jusqu'au design de Marsupilami). L'ombre de cette génération sacrifiée, comme l'appelle Frank Le Gall s'est vite imposée à moi. Frank Pé, Le Gall, Dodier, Berthet, Hislaire, Darasse, Geerts...  toute une génération d'auteurs estampillés Spirou qui, sauf exception, semblent avoir été "oubliés" lors du passage de témoin entre les grands anciens de la génération Franquin et la nouvelle génération, celle des Delcourt/Soleil et de l'Association
J'ai beaucoup hésité, effacé, recommencé... avant de me rendre compte à quelle point la trajectoire de Broussaille évoque un cycle, ou plutôt une révolution. Preuve en est l'évolution graphique spectaculaire du personnage.
Broussaille est né en 1978 dans les pages de Spirou. Il anime sa propre  rubrique: Les papiers de Broussaille (repris en recueil par Le Cycliste et dont des scans sont disponibles sur le site de Frank Pé). Frank Pé y aborde des sujets essentiellement tournés vers la nature et les animaux. On y retrouve déjà sa sensibilité particulière, un amour de la nature et un goût prononcé pour la contemplation. Après 4 années de parution irrégulière, Broussaille devient un personnage à part entière, avec un court récit, la Chapelle des Chats, scénarisé par Bom. Puis, ce furent deux premiers albums qui restent fidèle à une approche très "école de Marcinelle" tout en osant un ton original, teinté de poésie et d'onirisme.


Si les scénarios n'évitent pas certaines facilités ou raccourcis, la dimension onirique des Baleines Publiques, où les rues de Bruxelles sont envahies de créatures marines, ou l'ambiance bucolique des sculpteurs de lumière fonctionnent à merveille et on se surprend à se laisser porter par une petite musique qui émeut.


Vient alors le premier hiatus dans la série, qui revient quelques années plus tard, en 1989, dans un style semi-réaliste, pour une très belle Nuit du Chat. au cours de laquelle l'errance nocturne de Broussaille à la recherche de son chat lui fait réaliser que parfois, il faut dire "je veux" au lieu de "je voudrais". Récit initiatique à la lisière du fantastique, hanté par un étrange vieillard qui a transformé sa maison en Egypte miniature, le récit met en scène un Broussaille qui a mûri. Cette évolution plaît au public, l'album recevant le prix du public à Angoulême en 1990.
Puis, de nouveau, un long hiatus et il faudra 10 ans pour que paraisse un nouvel album, Sous deux soleil qui reprend en fait deux longs récits.
Il y a d'abord Broussaille au Japon, réalisé en 1994 par le seul Frank Pé. Il y puise dans ses souvenirs d'un voyage au Japon pour mettre en scène un chassé-croisé amoureux entre Brou et Catherine. Le récit est sans doute avant tout un prétexte à une mise en scène d'un Japon fantasmé, mais il fait partager de belles émotions, qui perpétue cette jolie musique qui accompagne toujours Broussaille
Mais il y a aussi Sandrine des collines, qui envoie cette fois Broussaille en Afrique. Bom est de retour au scénario. J'ai toujours trouvé cette histoire profondément bancale. L'histoire et son traitement me semble en complet décalage avec ce que Broussaille est devenu. Les intentions sont bien présentes, mais scénario et dessin semblent ne jamais vraiment en harmonie. Il m'est difficile de pointer exactement ce qui me dérange dans cette histoire. C'est comme si elle comportait des éléments antagonistes, portant la schizophrénie induite par des co-auteurs qui ne sont plus sur la même longueur d'onde. Cette histoire aurait sans doute mieux fonctionné avec le Broussaille des Sculpteurs de Lumière, mais la Nuit du Chat a changé la donne.
Broussaille revient une dernière fois, avec Frank Pé seul aux commandes, avec un Faune sur l'épaule. Dans cet album, Frank Pé semble boucler la boucle. Il ouvre l'album avec deux récits qui sont en fait de nouvelles versions de récits réalisés pour les papier de Broussaille. Ensuite, il continue dans un vagabondage contemplatif qui lui sert de prétexte à développer cette même ambiance bucolique et un propos qui dérive rapidement sur un manifeste dans lequel Broussaille, plus que jamais alter ego de Frank Pé, livre sa vision du monde. Il parle aux arbres, aux animaux, s'emporte sur la société de consommation... La liberté de ton est totale et désarçonnante. Pour lui, l'écologie représente un rapport intime à la nature. Ce rapport est même d'ordre spirituel et personnifié par l'archétype du Faune. Dans ce livre, il ose parler d'ésotérisme et de mysticisme. Cela demande un réel courage de sa part, puisqu'il s'expose directement aux critiques, auxquelles il tente déjà de répondre par l'intermédiaire de Broussaille. De fait, que ce soit sur BDGest ou Bulle d'Air, ce dernier tome est celui qui  récolte la moins bonne note de toute la série.
Dans un passage, Broussaille lit un extrait d'un livre du philosophe Jean Biès. Cherchant quelques information sur cet auteur, j'ai trouvé un passage qui traduit particulièrement bien ce que Frank Pé tente de transmettre avec le Faune:
La Nature se révèle à nous non plus comme une somme quantitative de productions matérielles exploitables, mais comme une «théophanie», ou manifestation divine, un miroir réfléchissant ici-bas le monde des archétypes, tel qu'il est possible de les reconnaître, par exemple, dans le désert ou la forêt.
On peut parler de fatras new-age ou ésotérique. Je connais pas vraiment la pensée de Jean Biès, fortement teintée de sagesse orientale, sur laquelle je n'ai donc pas d'avis autorisé. Un rapide tour sur son site indique:
 Dans des styles et des genres différents, cette oeuvre se propose, en une période particulièrement critique, de fournir des "clés de vie", de rendre une âme à un monde qui l'a perdue, et d'oeuvrer à l'urgente préparation de l'avenir par un retour au spirituel.
Il n'est pas étonnant que ce livre soit également le dernier pour Broussaille. Il marque la fin d'une révolution. Depuis les papiers de Broussaille, Frank Pé est revenu à ses premières préoccupations, mais abordées avec un nouveau regard, marqué par son parcours d'auteur et d'homme. Sans tomber à proprement parler dans le sentiment religieux, on ne peut nier que ce dernier album ressemble à l'expression d'une révélation ou d'une illumination.

Comment continuer Broussaille une fois cette révolution achevée ? Ce Faune sur l'épaule marque la fin de Broussaille. Il y eut bien un dernier album, en tirage limité, réalisé pour une exposition en Australie, qui reprend le motif du faune. mais il n' s'agit tout au plus que de post-scriptum.

3 commentaires:

  1. Intéressant.
    Je lisais spirou à ces époques (et bien avant). J'aimais bien les chroniques de Frank sur la nature. Mais je n'ai pas accroché au récit des baleines.
    Ce commentaire me donne envie de relire le récit de la nuit du chat. Je vais rechercher dans mes spirou.
    Je m'étonne que les écologiste, ou l'écologie, recueille si peu de voix aux élections. Depuis le début, René Dumont, leurs pires prédictions se réalisent.
    Donc, relire Broussaille, pour respirer un peu...

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  2. Belle analyse de l'oeuvre. Merci.

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