Il faut dire qu’au
sein même du catalogue de L’Assocation, j’ai toujours trouvé que ce Conte
Démoniaque n’était pas complètement à sa place. Comme si ce livre était trop
grand, trop atypique pour pouvoir rentrer dans une quelconque Chapelle.

En 1996 paraît enfin
ce livre monstrueux: 300 pages vertigineuses qui relatent intrigues et
trahisons aux plus profond des Enfers. Face la puissance de ces pages, il était
évident qu’un auteur majeur venait d’exploser. Suivront le lumineux Les Soeurs Zabîme, qui fait écho à son enfance en Guadeloupe et Faune, histoire d’unimmoral. Aristophane se fit de plus en plus rare, se retira progressivement du
monde jusqu’à son décès soudain en 2004.
On ne sait que peu de choses sur ses dernières années. Il semblerait qu’il
n’ait jamais cessé de dessiner mais qu’il pris Conte Démoniaque en Faune en
horreur jusqu’à en détruire les planches originales.
Ayant relu
dernièrement Les Soeurs Zabîme, je repensai à Conte Démoniaque. Il est difficile
de ne pas remarquer la tranche épaisse d’un rouge lie-de-vin intense dans ma
bibliothèque. Mais je me souvenais d’une lecture ardue, ce qui me faisais
hésiter. Je me suis alors mis à fouiner sur le net pour voir ce qui se disait
sur ce livre. Étonnamment, on en
parle très peu. Mais toujours en termes élogieux.
Fabrice Neaud y
avait même consacré une analyse très complète dans la revue Critix. J’ai
retrouvé une traduction en anglais de cet article qui témoigne de l’admiration
de Neaud pour Conte Démoniaque, mais qui permet surtout de remettre dans son
contexte cet ouvrage hors-norme.
Il rappelle que lors
de sa publication, il n’existait quasi pas de bandes dessinées aussi imposantes
dans le monde franco-belge. Même les romans graphiques de Casterman étaient beaucoup plus courts et bénéficiaient souvent d’une pré publication (ironiquement, quelques uns subiront par la suite un reformatage en série classique, comme le Grand Pouvoir du Chninkel, né d'une volonté des auteurs de Thorgal de s'éloigner du format 48CC, mais qui sera ensuite colorisé et réédité en 3 tomes -avant une intégrale, comme il se doit!- dans le format que les auteurs voulaient éviter au départ, ou Silence, l'une des oeuvres fondatrices du roman graphique franco-belge qui connaîtra également une colorisation et un saucissonnage en 2 tomes pour rentrer dans le moule du format "classique" de la bande dessinée franco-belge... le sens de l'histoire selon Casterman, jamais à court d'une mauvaise idée éditoriale). Neaud ne voit que
Lapinot et les carottes de Patagonie comme autre exemple de ces gros romans
graphiques, objets imposants et chers, complètement à l’opposé de la production
habituelle. Le seul autre exemple qui me vient à l’esprit est L’autoroute du soleil de Baru, mais qui résulte d’une collaboration avec Kodansha et relève
d’une forme hybride de bande dessinée franco-belge et de manga. Gloria Lopez, dont j'ai déjà parlé, date lui de 2000. Si on considère
que Lapinot relève d’une expérience de quasi improvisation permanente, Conte
démoniaque fait figure d’oeuvre complètement unique en son genre.

Fabrice Neaud prend d’ailleurs un malin plaisir à mentionner un passage de Comment faire de la bédé sans passer pour un pied nickelé de Cestac et Thévenet (publié en 1988). Aristophane fait quasi figure d’antithèse complète de l’auteur lambda mis en scène par Cestac et Thévenet. Conte Démoniaque est un projet mégalomane porté par un jeune auteur aux prétentions artistiques particulièrement élevées. Dans le marché classique de la bande dessinée, ce projet n’aurait jamais été pris au sérieux. Il fallait le soutien inconditionnel d’un éditeur pour faire exister ce livre. Ce sera L’Association. Ironiquement, pour illustrer un “mauvais projet”, Cestac et Thévenet avaient choisi un jeune auteur qui désirait adapter La Divine Comédie de Dante, ce qui Neaud ne peut qu’interpréter que comme une injonction à renoncer à toute prétention artistique pour se faire publier.

Il faut bien
admettre que Conte Démoniaque ne peut pas laisser indifférent.
Sa lecture est
exigeante.
Les meilleures
choses se méritent. Le scénario est complexe, multipliant les personnages et
les intrigues parallèles. Aristophane demande toute son attention au lecteur afin
de relier les différents fils entre eux.
Une altercation
entre deux démons enflamme les Enfers.
Jeux d’alliances,
pactes, intrigues… tout se met en branle pour provoquer un chaos
indescriptible.

Son enfer est claustrophobe. Des étendues infinies emprisonnées dans des spirales étouffantes, enfermées dans des cases, comme des enluminures.
Une tristesse infinie se dégage de ces pages.
Son livre provoque
une étrange sensation d’attraction et de répulsion. Aucun personnage n’attire la
sympathie. Les motivations des personnages ne sont dictées que par des
impulsions négatives et détestables. Tout le livre tend vers une conclusion que
l’on devine terrible. Nous assistons à une forme de suicide collectif, proche du
génocide, quoiqu’un génocide implique une “race” en détruisant une autre, alors
que les démons transcendent les races et les peuples. Les Enfers sont déchirés
par des pulsions auto-destructrices dont on se demande si elles peuvent conduire
à une annihilation totale ou simplement entretenir une déliquescence éternelle
et infinie.
Ce monde est malade
et voué à la ruine.
Existe-t-il un point
de non-retour au delà duquel ce monde s’effondrera sur lui-même ?
Et Dieu dans tout ça ?
Il n’apparaît qu’en creux. Quelques allusion qui indique clairement
qu’il n’a de toute façon rien à faire là.
Un domaine étriqué
et infini, où les damnés sont écrasés par l’exiguité des lieux où se meuvent
sans peine des démons démesurés.
Et pourtant, sa
rivalité avec Lucifer est au coeur du récit. Car si cette guerre qui déchire le
domaine de Lucifer relève d’une problématique purement domestique, l’avenir
des Enfers est clairement liée à une nouvelle confrontation entre l’ange déchu
et son ancien maître. Une confrontation incertaine qui se déroule au loin, qui
n’a pour conséquence que l’absence du maître de ces lieux ne peut intervenir
pour mettre un terme à la guerre qui déchire les Enfers. Le chat est parti, les
démons s’entredéchirent, vaguement conscient que si leur maître est défait,
ce maître inaccessible et craint, leur
monde pourrait disparaître.
Mas qu’importe, l’heure
est à la guerre. Une guerre absurde et sans réel motif, autre que la conjonction
de 1000 rivalités et d’alliances de circonstances, aussi volatiles que
dangereuses.
Vous l‘aurez
compris. Par son ambition artistique et littéraire, ce Conte Démoniaque s’impose
à mes yeux comme un chef d’oeuvre. Il n’exige pas, paradoxalement, d’une
culture particulière pour en goûter l’histoire. Si Aristophane convoque des
démons de toutes les cultures et toutes les époques, s’il s’inspire de poèmes
et de peintres divers, son livre est objet qui se suffit à lui-même. Il n’exige
qu’une certaine disponibilité du lecteur et une attention certaine pour ne pas
se perdre dans les méandres d’un monde à la fois simple et compliqué. Cela
suffit à en faire un livre imbitable pour les lecteurs paresseux et fermés.
Il demande de l’investissement au lecteur.
Tout l’inverse de la stratégie du vite-lu en vigueur, qui mâche le
travail du lecteur et lui donne l’impression d’être extrêmement intelligent lorsqu’on
lui donne à voir les ficelles.
Conte Démoniaque est
un livre rare. Il n’est pas étonnant
qu’il ait vidé son auteur. La légende veut qu’Aristophane l’ait pris en
détestation. Mais personne ne sait vraiment que fut la vie d’Aristophane après
sa “retraite”.
Si vous vous en
sentez capable, lisez ce livre.
Ce sera ardu, et
vous serez confronté à un monde de désespoir.
Ce livre parle
des Enfers et de ceux qui le font… et le défont.
A quoi vous attendiez-vous ?