mardi 18 mars 2014

Les Enfants Pâles, de Loo Hui Phang et Philippe Dupuy



Dans un monde dévasté par la crise, il n'est plus question que de survivre. Usines fermées, Chômage généralisé, expulsions en série, files interminables aux soupes populaires... jusqu'à ce que le manque de nourriture atteigne de telles proportions que la famine ne connaît plus de limite. Le désespoir est tel que de nombreux parents en viennent à juger préférable de tuer leurs enfants plutôt que de les laisser mourir à petit feu.
Les auteurs n'expliqueront jamais ce qui a précipité la société dans un tel abîme. Ils exposent une situation à ce point mortifère que la fuite d'une vingtaine d'enfants semble la seule  échappatoire possible.


Une vingtaine d'enfants perdus.
Jonas, le plus âgé, n'a pas 16 ans. Galvanisé par la haine des adultes, il entraîne les autres dans son sillage. Pour les motiver, il a son violon avec lequel il joue  sans relâche l'hymne de la révolution.
Sa Révolution.
Une révolution aux contours flous. Il voue une haine totale aux adultes et tourne le dos à la société qui est devenue folle. Mais qu'offre-t-il à la place? Son but est d'atteindre la Forêt.
La Forêt, l'antithèse de la ville où ils ont tant souffert.
La Forêt où tout sera mieux.
Mais pour y arriver, il faut traverser la Plaine.
La plaine vide et désolée. Les enfants ne croisent pas une âme. Ils n'ont rien à manger. Ils suivent Jonas. Ils le suivent sans partager son rêve. Mais faute de mieux, ils le suivent.
Jonas, pour conserver la main-mise sur le groupe, alterne la carotte et la bâton. Il tente de souder le groupe autour de Sa Révolution en multipliant les symboles: un hymne qu'il joue sans relâche sur son violon, une épopée écrite, puis déclamée au jour le jour, un culte à ceux qui tombent sur la route.
Mais il fait aussi régner la terreur. Toute velléité d'opposition est sévèrement réprimée.



Et la marche continue...
Des enfants tombent...
Se relèvent...
Retombent...
Ne se relèvent plus.
la Forêt offrira-t-elle l'asile tant attendu?




Objet assez radical que "ces enfants pâles", qui s'annonce sur la couverture comme "roman graphique".
En effet, les auteurs parient sur une alternance de textes, d'illustrations et planches plus classiques. Les enchaînements sont fluides et la lecture agréable. Mais il y a la noirceur absolue du propos.
Dès les premières pages, le lecteur assiste, médusé, au meurtre délibéré de plusieurs enfants. Le ton est donné. Si ces premières pages vous sont insupportables, inutile de continuer, ce livre n'est pas pour vous.
Loo Hui Phang et Philippe Dupuy, qui avaient déjà signés un très instructif Une Election Américaine, changent radicalement de registre avec ce conte intensément noir. Ils intègrent, en les inversant, de nombreuses allusions au monde des contes: le Petit Poucet (ce sont les enfants qui fuient leurs parents), le joueur de flûte de Hamelin (Jonas et son violon emmène les enfants mais il désire les sauver) , les contes des 1001 nuits... mais je trouve aussi des réminiscences de La Route de Cormac McCarthy ou à Sa Majesté des Mouches de William Golding. Cette marche révolutionnaire peut aussi évoquer une antithèse de la Longue Marche de Mao ou de la Marche sur Rome de Mussolini. Il ne s'agit pas de venir prendre le contrôle de la société mais bien d'y échapper.
Passé 3 premiers quarts éprouvants, le récit prend un ton plus onirique pour aboutir à une conclusion assez désarçonnante et, je dois le reconnaître, pas tout-à-fait satisfaisante à mon goût. Mais il y a dans ce livre une telle force que la (relative) déception de la fin ne remet en rien en cause le véritable "plaisir" que j'ai eu à me plonger dans cette fable tragique.


D'autant que ce projet difficilement vendable (près de 400 pages) suivait un livre déjà chez Futuropolis  (cette Election Américaine, que j'avais beaucoup aimé) qui aurait déjà été un échec commercial cuisant. Je dois reconnaître que j'avais manqué ces Enfants Pâles à leur sortie et que c'est à l'occasion de la sortie de L'art du chevalement, nouvelle collaboration de Loo Hui Phang et Philippe Dupuy, toujours chez Futuropolis, que j'ai découvert l'existence de ce livre. Je présume qu'il n'a fait que passer sur les étals des libraires avant de laisser leur place à la fournée de nouveautés de la semaine suivante. Et les quelques échos glanés sur internet étaient plus que négatifs, reprochant essentiellement à ce livre sa violence et sa noirceur. Il mérite pourtant une deuxième chance.

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