vendredi 11 mai 2018

Thomas Ott sur la Route 66



Je remercie l'Opération Masse Critique de Babelio pour m'avoir permis de découvrir ce carnet de voyage signé Thomas Ott.


Je dois malgré tout reconnaître m'être posé certaines questions quant à ce livre. En effet, l'idée d'un carnet de voyage reste pour moi lié à une capture sur le vif. J'imagine un dessinateur, le carnet de croquis sous le bras, avec ou sans couleur pour saisir un décor. Je pense au photographe, l'appareil en bandoulière, cache-objectif dévissé, prêt à dégainer pour capter un détail fugace. Tout cela semble tellement éloigné de la technique utilisée par Thomas Ott. En effet, il travaille exclusivement dans une technique proche de la carte a gratter. A l'aide de lames de rasoir, il gratte le papier préalablement enduit d'encre de chine. Cette technique, qui demande patience et minutie, permet d'obtenir un résultat très marqué, dans lequel la lumière surgit de la noirceur du support.


Comment réconcilier une technique aussi délicate et l'immédiateté d'un carnet de voyage ?
En trichant. Au cours des 3 semaines de voyage, Thomas Ott a multiplié les photos. Il a ensuite sélectionné une série de clichés qu'il reproduit comme autant d'illustrations. Il n'est donc guère question de mouvement. Nous sommes plutôt dans une étude contemplative qui invite le plus souvent à la contemplation.
Les images sont simples mais parfaitement composées.
Leur chronologie recrée un périple imaginaire le long de la mythique Route 66.
Une grosse semaine pour sillonner d'Est en Ouest les 3940 kilomètres de ce ruban d'asphalte reliant 2 océans.


Chicago, Illinois. Kilomètre 0.
jusqu'a Santa Monica, Californie. Kilomètre 3940.
Entre ces deux points, une plongée dans le mythe.
(Get Your Kicks on) Route 66, comme le dit la chanson.
Autrement plus cool que la Nationale 7.
La Route 66, c'est l'Amérique.
Cinémascope.
Technicolor.
Chromes étincelants.


Depuis 1926, le rêve américain à portée de roues.
La réalité est pourtant tout autre.
Depuis 1985, la route 66 a été retirée de la liste des  United States Highway System, remplacée par des Interstates, plus larges, plus belles, plus rapides.
La Route 66, c'est une vieille départementale qui traverse des bleds paumés.


C'est l'Amérique des villes perdues qui s'articulent mollement autour d'une Main Street, des motels qui se ressemblent tous, des trailers parks, des attrapes-nigauds pour touristes... parce qu'il n'y a plus guère que des crétins de touristes pour encore rêver de la Route 66. Ce n'est qu'un axe de seconde zone auquel s'accroche des vestiges poussiéreux: musée du fil de fer barbelé (surnommé Devil's Rope museum), le Plus Grand Gift Shop du Monde, artisanal local made in China.


Voilà ce qui croise Thomas Ott.
Guère de personnes.
Pas de rencontres, sinon des silhouettes mythiques mais poussiéreuses. Elvis dans un dinner. Jake (sans Elwood) Blues sur un parking. Un cowboy fatigué ou une fille "qui n'était pas là" sur une carte postale.


Par contre, de vastes panoramas à la lumière aveuglante.
Des enseignes qui vendent péniblement du rêve.
Et des kilomètres avalés, sans fin mais tous pareils.
Cette Route 66 est celle des rednecks, des laissés-pour-compte du rêve américain.
On sent l'ennui, la misère sociale et culturelle.
Entre les gratte-ciels majestueux de Chicago et le large piétonnier noir de monde de Santa Monica, il n'y a pas grand chose.
Une no man's land dans lequel il n'y a plus rien à conquérir.


De l'espace.
De la lumière.
Mais rien de tangible. Une légende qui n'a laissé que quelques carcasses de villes.
Voilà ce que Thomas Ott montre dans ce travel book.
D'un trait acéré.
Un road movie qu'on imagine rythmé d'une BO lente et austère.
Ry Cooder.
Nick Cave.
Quelques notes de la Straight Story d'Angelo Badalamenti.
Des notes traînantes et mélancoliques.