Comment rendre séduisant un objet aussi radical dans la forme et le fond
?
Radical dans la forme parce qu‘en revisitant l'histoire des révoltes
paysannes qui ont secoués l'Alsace entre 1493 et 1536, les auteurs ont voulu
créer un objet qui rappelle les livres d'époque. Imprimée
dans un format que l’on imagine plutôt pour les tirages de luxe, les planches
d'Ambre s'inspirent directement du travail des graveurs allemands de l'époque,
comme Dürer.
Les auteurs refusent ainsi l'utilisation du phylactère,
alors qu'un soin particulier a été apporté aux polices de caractères et à
l'usage de lettrines, pour coller à l’esthétique supposée d’un livre du XVIe. Les textes et la psychologie des personnages même ont été conçus en
essayant de respecter au maximum à la réalité de l'époque.
Le rapport de l'image et du texte s'en trouve
chamboulé, certaines séquences muettes, comme la conversion de
Luther, ne devenant intelligibles que par la lecture de longs textes de
Vandermeulen quelques pages plus loin.
Ce livre relève d'une vraie réflexion sur la
bande dessinée. Elle refuse le formalisme qui la caractérise trop souvent pour
oser explorer des champs souvent négligés. Pour les auteurs, la forme fait
partie intégrante du projet. Il faut donc que cette forme soit en adéquation
avec le sujet.
Si les auteurs ont choisi de créer un objet aussi
radical dans la forme, il faut que le fond respecte le même niveau d’exigence.
Ambre et Vandermeulen ne choisissent effectivement pas la facilité, se frottant
à une période historique méconnue et pourtant édifiante. Les lectures de
l’introduction et de la postface sont d’ailleurs indispensables pour saisir les
enjeux ce cette histoire.
Les révoltes paysannes qui secouèrent la région
de Munster au début du XVIe siècle se révèlent être bien plus qu'un micro-événement
historique. Les revendications des Anabaptistes, mouvement sectaire protestant
et nationaliste, expriment, outre l'aspect religieux et philosophique inspiré
de la Réforme Protestante, une pensée qu'on peut qualifier de proto-communiste.
En effet, ils réclamaient rien moins que la fin du servage, la fin de
l'oppression justifiée par une justice divine et une réduction
des taxes. Leur idéologie mélange
modernité sociale et traditionalisme religieux (qu'on pourrait qualifier de
réactionnaire de nos jours). Elle fut associée à l'esprit de
la Réforme Protestante, avec laquelle elle possédait en effet quelques points
communs, dont l'opposition féroce à la Papauté et ses excès, mais son
radicalisme et son inflexibilité va l'isoler jusqu'à l‘anéantissement. Elle
fut, en outre, rapidement trahie par Martin Luther, qui finit par condamner
violemment toute forme de révolte envers son seigneur, ce qu'il assimilait à
une révolte contre Dieu.
Les Anabaptistes prônaient la révolte armée
contre les puissants, Luther a préféré pactiser avec eux. L'ombre de Luther, inspirateur et fossoyeur de
cette étrange insurrection, plane donc sur l'histoire des Anabaptistes. Ce
n'est pas étonnant qu'Ambre et Vandermeulen aient choisi de suivre en parallèle
le destin de Martin Luther et celui de Joß Fritz, qui fut l'un des meneurs de ces
révoltes paysannes.
Comment donner envie de lire un livre qui cherche
si peu à séduire, entre une thématique ardue et une esthétique austère ?
Parce que j'ai aimé ce livre malgré, ou plutôt
grâce à son radicalisme. Parce qu'il ose se démarquer et qu'il est réussi. Je
suis admiratif de voir qu'une telle entreprise est encore possible, surtout
sachant qu'il s'agit du premier volet d'une trilogie (la suite se fait attendre, mais les auteurs promettaient des nouvelles sur le tumbler consacré à la série). J'aime constater qu'il existe encore de la place pour des
livres exigeants et difficiles.
Il ne plaira pas à tout le monde.
Il ne plaira sans doute pas à grand monde, pour
être honnête.
Mais il ne cherche pas à plaire.
Il existe, c'est tout ce qui compte.
Il y a des lecteurs qui vont l'aimer. J'en fais
partie.
Et j'espère en convaincre l'un ou l'autre. Au
moins d'essayer.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire