vendredi 9 février 2024

Il faut sauver le dernier sergent


 

Je laisse ce blog en friche depuis un moment.

Par manque de temps.

Parce que les chroniques que je réalise pour BDGest m'occupent assez bien.

Parce que j'ai des projets personnels que j'essaie de mener à bien, mais qui prennent plus de temps que prévu.

Pour pas mal raisons, bonnes et mauvaises. Mais je continue de recevoir des statisitiques qui semblent signifier qu'il y a encore des personnes qui tombent sur cette page. Certaines ont tenté d'en détourner les commentaires à des fins douteuses. J'ose espérer que d'autres aboutissent ici sans mauvaises intentions, par curiosité ou par le truchement de la magie de google.

Donc, peut-être que quelques personnes me lisent à l'occasion. ALors, j'en, profite pour faire passer un message.

Je tombe sur ce statut désabusé, pour ne pas dire désespéré de Fabrice Neaud, l'auteur de l'excellent Le dernier sergent, qui marque son retour dans le champ autobiographique après 22 ans d'absence.

Connaissez-vous la durée de vie d'un livre en librairie à parution ? C'est-à-dire, s'il ne "décolle" pas dans la minute ? Allez, je vous laisse réfléchir un peu.
Vous avez la réponse ?
Trois jours.

Le post est assez long et détaillé, mais cet extrait résumé la problématique

Et ce que je vois, de l'autre côté, c'est que mon livre, lui, après 4 ans de taf, 22 ans d'absence, 424 pages et paraît-il, "encensé" par mes pairs, moi le Phénix-des-hôtes-de-ces-bois, moi pour qui seul devrait compter "l'amour" que me porteraient d'innombrables fans en délire, moi "l'important", moi "l'indispensable", ce livre n'aura eu qu'un placement à 2000 ex et 3 jours d'existence. Vous vous souvenez, hein, quand, dès sa parution (fin septembre) je m'inquiétais un peu du fait que je ne le voyais pas en librairie où j'allais ? Et que tous mes fans en délire me faisaient leur biais du survivant en me disant que, eux, ils l'avaient bien trouvé ? Ben vous avez la réponse.
Après un tel four au démarrage, c'est l'extinction définitive de l'ensemble du projet qui est annoncée.
Qu'après un tel fiasco, si l'on parvient à la fin des quatre tomes (car le 4e sera alors placé à combien, en 2029/30/31 ? À 200 exemplaires à ce rythme ?) hé bien ce sera la fin de toute tentative autobio de ma part, de tout mon projet et donc de ma "carrière". Car aucun éditeur ne voudra plus de ça et que je n'ai aucune autre corde à mon arc.

Pour la faire court, le marché de la bande dessinée est tellement encombré que de nombreux ouvrages n'ont même plus la chance d'exister. S'ils n'ont ni d'exposition médiatique (telle celle générée par les sélections et récompenses), ni mise en place correcte, ils sont condamnés à mort.

En son temps, Luc Brunchwig avait vu la mise en place du premier tome de sa série SF Urban complètement foirée (due à une mauvaise communication autour du fait qu'il s'agissait du reboot d'un projet avorté). Il aura fallu la conviction et le travail de plusieurs libraires (dont Jaune, à Bruxelles) et d'une fan-base fidèle pour que le succès s'installe au fil des ans et que les auteurs puisse mener la série à son terme.

Pour un projet comme celui de Fabrice Neaud, la situation est autrement plus délicate. Il ne s'agit pas d'un travail classique, que ce soit en terme de sujet, de pagination, de thématique... Son Journal est hors-norme. Il interpelle, il bouscoule, il secoue, il émeut... il provoque des émotions chez le lecteur.  Non pas de ces émotions pavloviennes, juste bonnes à tirer les larmes sans interroger l'âme, mais bien de celles qui forcent à se questionner, à réfléchir, à s'extirper de on point de vue étriqué.

Pas de provocation facile, de moralisme à deux balles, de militantisme exalté... au lieu de cela, de l'intelligence, un vrai point de vue sur le monde, mais dénué de cette insupportable morgue de ceux qui savent et pour qui seul leur point de vue compte.

A notre époque, ce genre d'expérience est rare.

On ne peut que remercier David Chauvel d'avoir convaincu Delcourt de rééditer les tomes parus précedemment chez Ego Comme X (j'étais passé à côté à l'époque, bêtement intimidé par la singularité de l'entreprise), avant d'éditer la suite de ce travail colossal et indispensable.

je n'ose imaginer combien d'ouvrages se retrouvent ainsi mort-né, la faute à un marché qui ne vit plus que pour des chiffres étourdissants, mais sans âme. Si Fabrice Neaud ose exprimer toute sa frustration, quitte à prête le flan à la critique (facile), ils et elles sont nombreuses à se heurter à cette aberration.

J'ai dit tout le bien que je pensais du Journal de Fabrice Neaud ici, puis ici, encore ici et enfin là en ce qui concerne Le Dernier Sergent. Je ne sais pas si je rends justice à la qualité de la démarche de Fabrice Neaud, mais j'espère au moins vous donner envie de sauter le pas. Commandez-le chez votre libraire, voire même sur le grand satan Amazon. 

Et lisez-le.

L'expérience est singulière et (un peu) exigeante. Elle est surtout passionnante.



mercredi 9 décembre 2020

[Chronique] La force de l'ordre - Enquête ethno-graphique de Frédéric Debomy, Didier Fassin et Jake Raynal



J'avais rédigé cette chronique pour BDgest. J'avais choisi ce titre par curiosité. Je n'imaginais pas que, quelques jours plus tard, il serait à ce point au diapason de l'actualité avec  le déclenchement de l'affaire Zecler. La lecture de cette enquête ethno-graphique, comme la définissent ses auteurs, apporte un point de vue très éclairant et permet de décoder certains éléments de langage. Elle apporte également un autre point de vue face aux réactions à chaud et à l'indignation légitime qu'a suscité cette affaire.

Cet album s'ouvre sur une scène d'une grande banalité : un soir en banlieue, une voiture est dégradée. La police interpelle une bande de jeunes à un arrêt de bus. S'ensuit un interrogatoire comme dans les séries, chacun étant informé que les autres sont déjà passés à table et lui font porter le chapeau, qu'il ferait bien d'avouer... sauf que ces gamins n'avaient pour seul tort que d'avoir été dans les parages. Ils ne correspondaient même pas à la description des suspects. Après quelques heures d'angoisse, ils sont libérés. Scène de la vie quotidienne dans les cités.


La force de l'ordre
 se présente comme une enquête ethno-graphique. Les auteurs tiennent au trait d'union, pour insister sur l'apport du médium bande dessinée (qui jette un pont entre science sociale et création) à cette adaptation d'une étude ethnographique (en un mot, cette fois), publiée voici treize ans. Un chercheur, Didier Fassin, avait alors suivi pendant quinze mois le travail des policiers, et plus spécifiquement de la Brigade Anti-Criminalité (BAC), groupe d'intervention en civil, créé dans les années nonante lorsque la question sécuritaire s'était invitée de manière insistante dans le discours politique et les médias. Cette plongée dans la routine de ces agents est à mille lieues de ce que montrent les reportages volontiers anxiogènes des chaines de la TNT, où des journalistes embedded, à l'image de ceux qui suivaient les soldats lors de la guerre du Golfe, rendent une vision univoque et électrisante de leur action.




Au fil des pages, il ressort un vrai décalage entre la réalité du terrain et l'imagerie associée à leur travail. Même les policiers semblent ressentir une sorte de frustration face à la monotonie de leur mission en regard du quotidien trépidant dépeint dans 
The Shield, série dont le portrait du personnage principal, Vic Mackey, orne de nombreux casiers. Pas de courses-poursuites, pas de flag... mais pourtant une obligation (officieuse) de résultat, c'est-à-dire des chiffres à atteindre en matière d'interpellations. Pour y arriver, il faut souvent s'appuyer sur des "variables d'ajustement", faciles à repérer et destinées à gonfler les statistiques. Il s'agit essentiellement des infractions liées aux stupéfiants et sur les étrangers. Pour les dénicher, il faut donc recourir aux contrôles ciblés, multiplier les astuces pour légitimer une fouille, induire une rébellion qui permet une arrestation... autant de petites pratiques exposées, avec leurs conséquences parfois désastreuses.



Ce que les auteurs mettent en avant, c'est la fracture constatée entre police et population. La méfiance s'est muée en défiance pure et simple. Le dialogue est rompu, surtout lorsqu'une intervention disproportionnée suffit à réduire à néant, en quelques minutes, les efforts de pacification d'un quartier.

Il faut préciser que ce livre ne remet pas en cause directement les policiers, même si elle rappelle la proportion importante de sympathisants du Rassemblement National dans ses rangs ou lorsque sont exposés les badges de certaines antennes des BAC qui flirtent un peu trop avec une imagerie guerrière et patriote. Tous les agents ne s'expriment pas dans le même sens, certains soutenant les méthodes en place, d'autres s'interrogeant franchement sur leur efficacité. Il s'agit plus de démonter un système qui, dès la formation des jeunes recrues, induit un antagonisme qui se perpétuera sur le terrain. Le traitement graphique, très sobre, évite d'ailleurs d'apporter des physionomies marquées. Il n'y a pas de mines patibulaires ou angéliques qui pourraient provoquer sympathie ou antipathie chez le lecteur. Les personnages restent anonymes, comme pour mieux insister sur le fait qu'il ne s'agit pas d'un problème de personnes, mais bien d'un mal institutionnel.

Lors de sa publication, l'étude questionnait la doctrine du maintien de l'ordre appliquée dans les cités. Elle fit quelques vagues. Quelques mesures furent annoncées, mais jamais déployées. Dix ans plus tard, force est de constater que la situation n'a guère évolué. Les dernières planches reviennent sur l'actualité de ces dernières années, à commencer par l'état d'urgence décrété après les attentats de 2015, et son cortège de mesures exceptionnelles qui furent finalement intégrées dans la loi comme nouvelle normalité. Elle mentionnent aussi l'escalade des violences au cours des manifestations, l'acharnement contre des militants comme Cédric Herrou... la police y jouant chaque fois le rôle du bras armé du gouvernement. Si le parallèle avec la situation américaine est excessif, la question sur la différence entre son approche (policier armé en voiture, sans contact direct avec la population) et son équivalent anglais (le "bobby", souvent non armé et à pied) interpelle. Il en va de même pour l'efficacité plus qu'incertaine de la réponse uniquement répressive de l'Etat, comme si la seule option était de taper de plus en plus fort.




Le sujet est intéressant et s'éloigne de la vision "officielle", telle que véhiculée dans les médias généralistes. La critique semble malgré tout mesurée et évite la tentation caricaturale anti-flic. Elle tente de prendre du recul et de comprendre la réalité du terrain. Mais il est évident qu'une étude, qui plus est résumée et fatalement simplifiée lors de sa transcription en bande dessinée, ne peut être considérée comme faisant seule autorité. Elle apporte un autre point de vue. Par les temps qui courent, c'est essentiel.

La Maison des feuilles, l'OLNI de Mark Z. Danielewski



En lisant cet étrange objet livresque qu'est "la maison des feuilles", je me suis un moment laissé porter par une étrange digression.
La Maison des Feuilles de Mark Z. Danielewski est un livre étonnant à plus d'un titre. Né sur Internet, il sortira finalement sur support papier en 2000. De son origine digitale, il conserve un caractère très inhabituel. Livre-monde difficile à résumer, il alterne les couches narratives, jusqu'à perdre le lecteur dans les méandres d'un labyrinthe étonnant.
Dans l'introduction, le narrateur, Johnny Errand, relate comment il s'est retrouvé en possession du manuscrit de La maison des feuilles. Ce livre est l'oeuvre de Zampano, un vieillard aveugle vivant en ermite dans un appartement miteux. Il est mort subitement, laissant derrière lui un fouillis aussi disparate que valeur. En fouillant dans cette masse de bibelots, Johnny se sentit compulsivement attiré par un coffre contenant des centaines de feuillets épars.
Cette maison des feuilles, que nous découvrons par la suite, consiste en l'analyse quasi obsessionnelle d'un film: "The Navidson Record". Etrange objet cinématographique dont on ne sait s'il existe vraiment. Véritable légende urbaine, ce documentaire retracerait la découverte et l'exploration par Will Navidson, photographe de guerre, d'une chambre secrète dans sa maison. Il ne s'agit pas d'une pièce  dissimulée, mais bien d'un espace qui ne peut tout simplement pas exister physiquement.
Tout avait commencé par une porte qui apparaît dans le mur de la chambre. Elle donne sur un débarras  sombre. Rapidement son volume va croitre, jusqu'à donner accès à une structure immense aux ramifications infinies.
Les avis divergent sur ce film. Certains pensent qu'il s'agit bel et bien d'un documentaire. D'autres penchent pour un canular très élaboré (et dans lequel l'auteur préfigure d'ailleurs toute la vague des found footage, popularisé par Blair Witch Project). L'existence même du film est sujette à caution. Il en est fait mention de manière directe ou indirecte, mais on n'en trouve nulle trace.
À tel point que l'on peut se demander si cette Maison des feuilles n'était qu'un canular mené par Zampano lui-même ? Si son analyse est extrêmement précise et érudite, multipliant les références et invoquant une bibliographie rigoureuse,  quelle part de cette bibliographie est réelle et quelle autre est tout simplement fictive. Zampano instille lui-même le doute dans des notes en bas de page. Puis il y a les annotations apportées par Johnny, qui s'interroge lui-même sur la santé mentale de son auteur. Puis, au fil des interventions de Johnny, c'est la raison de ce dernier qui apparaît de plus en plus vacillante. Progressivement, il semble basculer dans la paranoïa, hanté par la présence qui habite la maison, comme Will Navidson avant lui. Comme Zampano. D'ailleurs, la mort de ce dernier est-elle aussi claire que cela ?



Vous pensez sans doute que je viens de vous raconter l'essentiel du roman. Ce n'est pas entièrement faux. Pourtant, tout cela est planté dès les premières pages. L'essentiel est ailleurs. Il s'agit d'un véritable Objet Littéraire Non-Identifié. Vous pensez que c'est un roman d'horreur dans le genre de Stephen King sous influence d'HP Lovecraft ? Ce serait terriblement réducteur. C'est aussi une histoire d'amour et une satire assez réjouissante de l'onanisme académique.  Il questionne aussi le rapport à la réalité en brouillant sans cesse les cartes entre fiction et réalité. Il propose aussi une expérience de lecture et d'écriture assez unique. Ce qui m'amène à cette digression qui m'est venue en cours de lecture.


Disons le tout net, ce livre n'est pas facile à lire. L'auteur s'est lancé dans la création d'un véritable labyrinthe narratif dans lequel le lecteur est invité, presque forcé, à se perdre. Il peut donc se laisse aller à un moment à plus d'une dizaine de pages de considération philosophico-fumeuses sur l'écho. Ces pages peuvent paraître inutiles tant elles sont indigestes. Elles servent pourtant à caractériser un peu plus l'état d'esprit de Zampano, puis de Johnny Errand dans son interprétation. À plusieurs moments, les élucubrations de Johnny répondent à celles de Zampano, ponctuées par de considérations absurdes d'intellectuels fictifs dans des extraits d'articles qui tentent d'interpréter jusqu'à l'absurde un plan isolé du "Navidson record".
Et, au fur et à mesure que nous nous enfonçons, littéralement et métaphoriquement dans la maison, la mise en page s'altère. Les notes de bas de page prennent le dessus sur le texte, substituant l'interprétation des faits aux faits eux-mêmes. Les textes commencent à se chevaucher. Certains apparaissent en transparence alors que d'autres disparaissent Lettres, mots ou phrases entières s'effacent, laissant le lecteur face à un texte de plus en plus obscur. La page perd son intégrité. Elle n'est plus un alignement de signes, qui remplissent le blanc (le néant ?). Au contraire, elle semble affectée par l'entropie. Dévorée par le chaos, elle se vide inéluctablement, jusqu'à l'abîme.





Pages quasi vides, où le texte, limité à quelques mots, voire un seul, se retrouve en haut, en bas, au milieu, à l'envers, tête-bêche... là où il prend tout son sens. Ce jeu sur le blanc autour des mots, ou, au contraire, sur cet empilement de texte, Porté à son paroxysme lorsque les pages sont mangées par une litanie de noms de photographes, une notice de chaudière et une note bibliographique sur l'architecture nous rappellent brusquement qu'écrire, ce n'est pas que noircir des pages. L'angoisse de la page blanche laisse à penser que l'écriture ne peut tolérer le blanc. le vide. Il faut remplir. Noircie des pages et des pages. Avec comme objet fantasmé un rouleau ininterrompu, rempli de textes. Comme si les interlignes, les passages à la ligne, les alinéas étant un espace perdu. Un gaspillage pour l'écrivain.
 
Mark Z. Danielewski donne un tout autre sens à cette angoisse de la page blanche. Une phrase étirée sur plusieurs pages, aussi hérétique que cela puisse paraître, devient infiniment plus parlante et chargée de sens que si les mots s'étaient gentiment alignés en rang d'oignons. La page blanche n'est pas un espace à noircir, mais à utiliser. Voilà ce que nous démontre l'auteur. Évidemment, tout un livre ne peut être construit sur cette seule technique, mais cette "maison des feuilles" en fait un usage particulièrement intéressant. Elle bouscule le lecteur dans ses habitudes, l'obligeant parfois à des retours en arrière, à retourner son livre. Et cette implication nouvelle du lecteur aide à l'immersion dans un livre-maison étrange, dont l'entrée apparaît un jour sans crier gare mais dont on ne sait si on en sortira vraiment un jour.
Je ne sais pas ce qu'est "la maison des feuilles".
Ce n'est pas une histoire d'amour.
Ce n'est pas un roman d'horreur.
Ce n'est pas une satire de l'onanisme académique.
Ce n'est pas une histoire de fo.us.lles (je m'aperçois ne pas avoir mentionné les lettres de Pelafina, proposé en annexe et qu'il ne faut pas négliger)
C'est un OLNI.
C'est aussi un objet de culte. En cherchant des images pour illustrer cette chronique, j'ai trouvé le Navidson Record... ou plutôt d'une reconstitution de fans. Le résultat est à la fois terriblement naïf, fauché et pourtant très respectueux et la volonté de rendre hommage à un objet unique est évidente.

vendredi 20 novembre 2020

2020 en quelques titres (avec de beaux restes de 2019 )

En 2018, je me rendais déjà que ce blog était laissé à l'abandon. Me refusant à le laisser mourir, je m'étais fendu alors d'un post "de saison" reprenant une sélection de livres "de l'année", qui me semblaient mériter d'être mis en avant. Depuis, ce fut le calme (presque) plat et je ne pris même pas la peine de composer une liste similaire pour 2019. Manque de temps, d'envie et l'impression de ne pas avoir lu suffisamment de titres marquants pour me motiver.
Ayant rejoint les chroniqueurs de BDGest, j'au également moins de temps à consacrer à l'animation de ce blog. Pourtant, parfois, il me revient l'envie de l'alimenter. Le marronnier de la liste de de l'année, exercice futile et inutile s'il en est, représente une opportunité parfaite de l'exhumer des limbes. Et, en forme de repentir, d'inclure quelques titres de 2019.
Pour une période de près de 24 mois, impossible de se limiter à un top 10 ou 11... voici donc un top libre, sans ordre particulier. Pour certains titres, j'ai ajouté le lien vers les chroniques que j'ai publiées sur BDGest.


Paracuellos  - Intégrale 2 : Second volume de l'intégrale de la fresque partiellement autobiographique de Carlos Giménez. Ce volume reprend les 2 ouvrages tardifs réalisés par l'auteur. C'est toujours aussi beau, humain, touchant, drôle, révoltant... un indispensable, que j'ai chroniqué ici 


In Waves : un premier roman graphique qui mélange histoire du surf et récit intime qui fut l'une des surprises de 2019.


Mauretania, un traversée : une série fantômatique exhumée par Seth, particulièrement entêtante et hypnotique, dont j'ai parlé ici.


Nagasaki : adaptation d'un roman d'Eric Faye, lui même inspiré d'un fait divers, une étrange histoire d'une presque rencontre, et la découverte d'une autrice à suivre : Agnès Hostache.


Acte de Dieu : aboubé par Gipi comme l'un des meilleurs auteurs italiens, Giacomo Nanni relate comment un tremblement de terre affecte différents lieux et personnes. Un récit choral original et assez déroutant dans sa narration.



Black-Out : biographie fictive d'un acteur métis, effacé de l'histoire officielle, mais surtout un prétexte pour montrer les coulisses de l'usine à rêves. Un ouvrage passionnant !



Un monde terrible et beau : très beau portrait d'une femme engagée et révoltée. Un livre qui confirme tout le bien que je pensais d'Eleanor Davis, au vu des pages publiée dans Pandora.



Swamp Thing - American Gothic : lu dans le cadre de l'anthologie consacrée au run d'Alan Moore sur la création de Len Wein et Bernie Wrightson. Le tome 2 de cette anthologie couvre l'ensemble de cet arc qui frappe, près de 40 ans après sa création, par sa modernité. Il ne faut pas être spécialiste en comics pour l'apprécier.


Incroyable : une jolie histoire imaginée par Vicent Zabus et Hyppolite (également auteurs de l'excellent Les Ombres, réédité cette année). Fantaisie tragique, à la fois légère et sombre.


L'éveil : du même Vincent Zabus, l'histoire d'un hypocondriaque embarqué dans la traque d'un monstre qui menace Bruxelles. Encore une fois, une histoire joyeuse et originale qui nous emmène là où on ne l'attend pas.


Peau d'homme : pour ce dernier album scénarisé par le regretté Hubert, une fantaisie érotique qui questionne l'amour et le genre tout en se moquant de l'hypocrisie puritaine. Depuis quelques jours, il collectionne les distinctions : le Prix Wolinski du Point, le Prix RTL, le Prix Landerneau, le Grand Prix ACBD. Cette belle unanimité est sans doute excessive.


Sengo #1-4 : dans le Tokyo d'après guère, deux soldats démobilisés se débrouillent pour survivre. Un manga réaliste, presque naturaliste, d'une force et d'une humanité incroyable. C'est pour moi le meilleur manga depuis Chiisakobé.


Gideon Falls #1-4 : Jeff Lemire et Andrea Sorrentino assument complètement l'influence de Twin peaks pour cette série horrifique particulièrement réussie. La combinaison d'un scénario intrigant et mise en page inventive contribue à créer une ambiance poisseuse et malaisante. Du mauvais genre très recommendable


Les poupées sanglantes : une adaptation enlevée de Gaston Leroux, drôle et déjantée.



Transperceneige : Extinctions Acte 2 : Rochette continue de suivre le train aux 1001 wagons imaginé par Jacques Lob. Et cette fable dystopique reste terriblement d'actualité.


Le loup : et lorsque Rochette se laisse inspirer par sa Savoie natale et le massif des Ecrins, cela donne cette magnifique histoire d'un affrontement entre un loup et un berger.




Révolution : la surprise angoumoisine de 2019, qui a distingué cette relecture de la Révolution Française, préférant suivre les hommes et femmes du peuple plutôt que les salons et les nobles. Et les enjeux n'en paraissent que plus contemporains.


L'été à Kingdom Fields : une histoire sans histoire simple et juste, qui se ressent plus qu'elle ne se lit


Aldobrando : un scénario de Gipi pour un récit initiatique et picaresque très plaisant, à défaut d'être inoubliable.


Moments extraordinaire sous faux applaudissements : s'il ne faut retenir qu'un Gipi en 2020, ce sera plutôt celui-ci.


Penss, ou les replis du monde : ou comment l'humanité est passé de chasseur-cueilleur à agriculteur... Jérémie Moreau continue de convaincre.


L'accident de chasse : un des meilleurs albums de 2020, tout simplement. Une magnifique histoire de rédemption et une ode au pouvoir de la littérature.


Rusty Brown : Chris Ware... que dire de plus ? 


Nous étions les ennemis : où comment un pays a subitement décidé qu'une partie de sa population représentait un danger pour sa sécurité. En plus de l'intérêt historique, cette évocation rappelle que l'histoire n'a de sens que si on apprend de ses erreurs.


Carbone et Silicium : un fable transhumanise sur 2 AI qui observe l'humanité sur une période de 250 années. Mathieu Bablet confirme, après Shangri-La, qu'il est un auteur qui compte


Je suis au pays avec ma mère : le désarroi d'un mineur sans-papier abordé par le biais des rêves qu'il raconte à la psychiatre qui le suit dans sa procédure. Le sujet me touche plus particulièrement et ce livre est vraiment éclairant et juste.



Préférence système : Ugo Bienvenu s'impose également comme l'un des auteurs qui compte. Dans ce récit d'anticipation, il s'interroge sur la préservation de la mémoire humaine. Malgré une coinclusion un peu plus faible, cela reste un excellent titre.



Dédales : Charles Burns... que dire de plus ? Premier tome d'une nouvelle trilogie, il ne s'agit que d'une mise en place, mais elle est de toute (sombre) beauté.



Le dieu vagabond : un faune déchu se  lance dans une quête magique pour recouvrer sa nature divine. Il y a une toiuche de folie fellinienne dans ces pages.


Soon : Dans un monde post-catastrophe, la relation compliquée d'une mère qui s'apprête à prendre la tête d'une mission d'exploration spatiale, et son fils qui refuse de la voir partir. Mélant prospective sur la manière dont notre monde pourrait s'effondrer puis se reconstruire et dimension intime, un livre dense et riche


Les jardins de Babylone : pour être complètement honnête, je ne l'ai pas encore lu au moment où j'écris ces lignes, mais Nicolas Presl ne m'a jamais déçu. Son livre le moins abouti est pour est Le fils de L'ours-père, mais il s'agissait de son premier livre, dans un premier temps refusé avant d'être récupéré par The Hoochie-Poochie. C'est donc une sélection de confiance, à laquelle je pourrai sans doute ajouter L'âge d'or, qui attend également d'être lu.

[Edit] cette fois, je peux confirmer que ce livre n'a pas volé sa place dans cete liste, il est très bon. Par contre, la déception a été au rendez-vous pour la conclusion de L'Âge d'Or. Si la virtuosité de Pedrosa demeure un régal pour les yeux, le scénario est bien trop dilué et linéaire pour souffrir la comparaison avec le tome 1. Beau livre d'images, mais sans plus.



Les Frères Rubinstein #1-2 : et en ajout de dernière minute, cette nouvelle série de Luc Brunschwig, Etienne Le Roux et Loïc Chevallier s'est révélée une belle surprise de cette fin d'année. Un récit romanesque et populaire qui s'attache à deux frères emportés par la folie qui s'est emparé du monde des années 30.



Et un ultime ajout de dernière, dernière minute : 



Les Belles Personnes : un livre très joli de Chloé Cruchaudet, victime de la crise du Covid, annoncé, reporté, sorti en catimini et sans doute mort-né. C'est regrettable parce que cet album méritait mieux. Il est né comme un projet participatif, visant à mettre à l'honneur de "belles personnes". Des anonymes ont été invité à présenter des personnes de leur antourage qu'elles trouvaient méritantes. Que ce soit une vieille dame un peu sorcière qui règne sur son jardin, un retraité croisé à un arrêt de bus, un pompiste, une amie proche, voire un chien... Tous, à leur manière, incarne une forme de tendresse. L'autrice a sélectionné les portraits qui la touchaient le plus et les a adapté en bande dessinée, adaptant son style à chaque chapitre. Le résultat est forcément incohérent, inégal et parfois bancal. Mais il respire une belle sincérité et beaucoup d'émotions. Puis, par les temps qui courent, voilà le genre de lecture qui fait du bien. 

Je n'ai plus grand chose en attente, donc je ne m'attends plus à ce que cette liste évolue, mais sait-on jamais.

mercredi 22 juillet 2020

Knive O'Clock : La trilogie déjantée de Rob davis, presque publiée par Warum


Retour à ce blog pour parler d'une cause malheureusement perdue, en tout cas à l'heure ou j'écris ces lignes.


En 2016, les éditions Warum éditent L'Heure des Lames, de Rob Davis. Ce livre est annoncé comme le premier tome d'une trilogie, intitulée Knive O'Clock. Et l'éditeur français est plus qu'enthousiaste, malgré le côté franchement atypique de cet album. Cet enthousiasme et l'insistance d'un libraire, luis aussi sous le charme, m'ont convaincu de sauter le pas. je dois aussi reconnaître être sensible à l'esthétique qui mêle swinging sixties et ce décor urbain qui évoque un Londre-sous-les-bombes assez inquiétant
.
Ce livre représente un exemple assez rare d'oeuvre  dont on peut dire qu'elle "ne ressemble à aucune autre". Cette expression est presque autant galvaudée que "culte". Rares sont les oeuvres qui peuvent s'enorgueillir de posséder un univers véritablement unique. L'Heure des lames en fait indéniablement partie.

Rob Davis imagine un monde foncièrement original, qui semble à la fois complètement fou tout en restant terriblement cohérent. Nous sommes plongés dans un univers régi par des propres règles, selon une logique qui échappe au lecteur. Dans ce monde, les enfants construisent littéralement leurs parents, les objets du quotidien sont des divinités domestiques, il pleut des lames de couteaux et, surtout, le jour de votre mort est consigné au commissariat. Il est évidemment interdit de s'y soustraire.

Scarper Lee, un adolescent cynique et désabusé, n'a plus que 3 semaines à vivre. C'est alors que Vera Pike, une gamine rebelle et mystérieuse, fait irruption dans sa vie. Remettant systématiquement en cause tout ce qui ressemble à l'autorité, elle entraîne Scarper et son ami Castro dans une course effrénée.
Mais... qui est Vera Pike ?


L'histoire est difficile à résumer parce qu'elle intègre toute la folie de cet univers qu'il faut décrypter au fur et à mesure. Pourtant, la lecture n'est jamais fastidieuse parce qu'il se dégage une atmosphère entêtante, mêlant insouciance de la jeunesse, une fantaisie de tous les instants et un malaise diffus. Sans doute influencé par le look des personnages, qui rappelle vaguement les Mods, j'imagine une bande-son qui mélange les Kinks et le My generation des Who! (I hope I die before I get old... très ironique en considérant la situation de Scarper Lee), voire des Yardbirds.


Le deuxième volet, au titre toujours aussi mystérieux, La fille de l'ouvre-boite paraît l'année suivante. Il continue dans la même veine, levant par ailleurs le mystère sur les origines de Vera. Pour qui a aimé le premier tome, la suite reste très agréable, mais l'étrangeté de cette oeuvre a visiblement dérouté plus d'un, a tel point qu'après une longue hésitation, Warum a renoncé à publier le dernier volume, Le livre des fourchettes.
A la question de la date de parution du dernier tome, il repond:
Pour le moment, ça n'est pas prévu.
D'une part, parce que les ventes de la série sont tellement faibles que c'est un acte suicidaire que d'éditer le 3. alors que l'œuvre est géniale, l'accueil du public est malheureusement... très mitigé.
Pour le tome 2, nous avons réussi à toucher quelques ultimes fans dont je fais partie, mais ça ne dépasse pas les 500 personnes. (ce qui veut dire que, sur un tome 3, on en toucherait moitié moins). Or, ce genre de livre a un point d'équilibre élevé, plus proche de 1000 que de 250 acheteurs.
Du coup, pour le moment, j'essaie de trouver des solutions pour que la trilogie trouve sa fin, et, pour être honnête, je n'en ai pas encore le début d'une idée.

Vu mon niveau plus que suffisant en anglais, je me suis finalement rabattu sur l'édition originale. Pour être honnête, j'avais hésité à lire cette série en VO depuis le début, mais j'avais fait le choix de soutenir Warum, estimant que lorsqu'un éditeur prend des risques pour éditer un ouvrage difficile, il faut le soutenir. Il faut d'ailleurs souligner le travail de traduction, très ardu, tant Rob Davis utilise de néologismes issus de la rencontre parfois inattendue entre des concepts très étranges. Beaucoup de nuances devaient être difficiles à traduire, voire simplement à conserver.
J'ai donc lu ce Book of forks qui lève enfin le voile sur les rouages de ce monde. Il s'attache cette fois au personnage de Castro qui, depuis le premier tome, travaille sur le "Livre des fourchettes", sorte de bible et de manuel qui décortique le fonctionnement et les origines de Bear Park.
La difficulté centrale lorsqu'il s'agit de clore un récit qui repose en grande partie sur un mystère est de réussir à donner des réponses satisfaisantes pour que la résolution soit à la hauteur des attentes. Rob Davis ne pouvait se contenter de laisser le lecteur avec une construction absurde qui ne répond qu'au bon vouloir de son créateur. Ce dernier tome alterne donc les aventures de Scarper et Vera tentant de rejoindre Castro, ce dernier occupé à compléter son grand oeuvre, et des pages de ce livre, qui compose une sorte de cosmogonie délirante, trouvant une origine logique à la folie de Bear Park. Au fil de ces pages, le lecteur se rend compte que tout cet univers n'est qu'une extension du nôtre. Non pas au sens littéral, mais parce que Rob Davis part de notre société et imagine ce qu'il pourrait advenir en poussant jusqu'à l'absurde les dérives de notre société actuelle.


Le principal défaut de ce dernier tome tient sans doute au déséquilibre entre les pages extraites du livre des fourchettes, très denses, qui ralentissent la lecture et brise le rythme de l'ensemble. Elles sont pourtant essentielles pour comprendre ce qui se joue. Si elles avaient été rassemblées d'un bloc, la tentation aurait été grande de les ignorer.
Reste que cette trilogie marque par son originalité totale. Elle a de quoi surprendre et agacer celui qui cherche un récit cartésien. Il risque de lâcher prise devant l'impression de folie arbitraire qui se dégage des premières pages, alors que tout se met en place progressivement pour montrer que ce monde est beaucoup plus réfléchi et construit qu'il n'en a l'air. Typiquement, c'est le genre d'oeuvre qui doit "rencontrer son public". malgré la volonté de l'éditeur, cela n'a malheureusement pas été le cas.